L’enjeu central mais implicite de l’élection présidentielle qui s’ouvre aux Etats-Unis est le racisme : Donald Trump l’a voulu et, indéfectible, son bloc de supporters le suit dans cette voie. Pour mémoire, son élection en 2016 fut justement interprétée dans France-Amérique comme « la revanche du mâle blanc » contre les « minorités » raciales et les mouvements d’émancipation féministes. Depuis lors, il n’a jamais varié de cette ligne, jamais tenté de devenir le président de tous les Américains. Les démocrates ont mécaniquement adopté le parti inverse que symbolise la désignation de Kamala Harris comme vice-présidente. Prévisible, la réaction de Trump contre cette sénatrice de Californie est conforme à sa stratégie blanche et antiféministe : il a fait allusion à sa race indéterminée (elle est noire, d’origine jamaïcaine et indienne), à son caractère forcément hystérique et laisse entendre qu’elle n’est pas une véritable Américaine. Elle est en vérité aussi américaine que Trump, née de parents immigrés, sauf à décider que seuls les Blancs sont de véritables Américains.
Outre Kamala Harris, il est significatif que, lors de la Convention démocrate (virtuelle), la première intervenante à soutenir Joe Biden aura été Michelle Obama, femme, noire et fière de l’être. A l’exception de Ben Carson, premier Noir américain ultra-conservateur et de confession évangélique à rejoindre l’administration Trump au poste de ministre du logement, tout le monde autour de Donald Trump est archi-blanc et laisse entendre sur le web sinon à la tribune que cette élection sera, pour les Blancs, celle de la dernière chance : si l’immigration n’est pas stoppée, les Blancs seront minoritaires dans dix ans.
Cette racialisation de la politique n’est pas nouvelle aux Etats-Unis. Dès sa fondation, les rédacteurs de la Constitution se demandèrent comment comptabiliser les Noirs : il fut alors convenu entre les propriétaires esclavagistes et les abolitionnistes que les esclaves noirs seraient comptabilisés à hauteur de trois cinquièmes d’un homme libre pour leur représentation dans le collège électoral, sans qu’eux-mêmes eussent le droit de voter. Ils ne l’obtinrent, en droit, qu’en 1870 au terme d’une guerre civile et du Quinzième amendement et, dans les faits, seulement un siècle plus tard. Et encore : dans les Etats du Sud, bien des gouverneurs républicains multiplient les obstacles pratiques au suffrage des pauvres qui se trouvent être noirs et latinos.
Certes, dans leurs discours publics, les candidats s’abstiendront d’évoquer trop ouvertement les origines raciales, mais celles-ci constitueront le sous-texte référentiel des politiques proposées. Les républicains, pour échapper à l’accusation de racisme, prétendent s’opposer à la politique identitaire (identity politics) – des démocrates, dont la discrimination positive (affirmative action) est le symbole. Mais qui s’y trompe ? Les débats sur la santé publique pour tous, l’accès à l’école pour tous, la protection contre le chômage, des logements accessibles et contre les violences policières coïncident, à peu près sans équivoque, avec la couleur de la peau : les plus démunis sont les plus colorés. Accuser Biden et ses partisans d’être marxistes prête à sourire et n’est qu’un voile pour dissimuler le véritable enjeu du scrutin.
Comme l’écrivait W.E.B. Du Bois en 1935 dans Black Reconstruction in America, un Blanc pauvre, par comparaison avec un Noir ou un Latino pauvre, bénéficie d’emblée d’une prime objective qui lui confère, par exemple, un meilleur accès à un prêt hypothécaire pour acquérir un logement et l’expose moins à la violence policière et au risque d’incarcération. Rappelons aussi que les minorités de couleur sont plus fréquemment atteintes par le Covid-19, non en raison de la couleur de leur peau, mais parce qu’elles exercent des métiers plus exposés à la pandémie et qu’elles ont moins facilement accès aux soins. Donald Trump sera probablement battu (en nombre de voix sinon dans le collège électoral) en raison de son incapacité à gérer la pandémie virale, parce qu’il l’a perçue comme une maladie des minorités.
On m’objectera que la racialisation de la politique n’a pas interdit l’élection de Barack Obama. Certes, mais il n’était pas afro-américain : fils d’un économiste kényan et d’une anthropologue blanche, il n’était pas descendant d’esclave et n’a pas joué la carte noire. Il n’empêche que c’est bien l’élection d’Obama qui, par la suite, a cristallisé la haine raciale et mobilisé les Blancs autour de Trump pour qu’une pareille aberration ne se reproduise pas. Biden, prudent, n’a d’ailleurs pas choisi une colistière véritablement afro-américaine. Dans le regard des Blancs, un Noir l’est plus ou moins : Barack Obama et Kamala Harris ne sont qu’un peu noirs, sans renvoyer à la face des Blancs le lourd passé de l’esclavage. Car derrière l’opposition des Blancs aux Noirs – les Noirs, me semble-t-il, ne sont pas autant anti-Blancs que les Blancs sont anti-Noirs –, c’est la mémoire de l’esclavage qui ne passe pas.
Les Américains n’ont jamais confronté ce passé à la manière dont les Allemands ou les Sud-Africains, par exemple, ont confronté l’Holocauste et l’apartheid. Pire encore, le cinéma (à commencer par Naissance d’une nation et Autant en emporte le vent), la littérature et les monuments persistent à célébrer la société sudiste où « chacun était à sa place », maîtres et esclaves. Quelques statues de généraux sudistes ont récemment été renversées par des manifestants blancs et noirs, mais il en reste 1 700, sans compter les villes, les universités et les bases militaires qui portent toujours les noms du président sudiste Jefferson Davis et du général sudiste Robert E. Lee. Trump a évidemment fait savoir qu’il était hors de question de les rebaptiser.
L’élection qui s’approche sera donc la plus racialisée de l’histoire des Etats-Unis depuis celle d’Abraham Lincoln en 1860 ; elle ne conduira pas à une guerre civile déclarée, mais attendons-nous à une guerre civile larvée. Les Blancs qui se définissent avant tout comme Blancs n’accepteront pas avec élégance une défaite de Trump. Les minorités et antiracistes blancs ne toléreront pas plus une réélection de Trump. Dans les deux cas, la « transition » entre l’élection de novembre et la prise de fonctions du président en janvier prochain sera une période de troubles et probablement de violences, en plus de la récession économique et de la pandémie. Les Etats-Unis, même avec Biden, auront le plus grand mal à réparer leur société. Quant à retrouver un leadership économique et moral au niveau mondial, ce n’est plus d’actualité.
Editorial publié dans le numéro d’octobre 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.