The Observer

Le pain long peut être matière à rébellion

En France, le pain est bien plus qu’un simple produit de consommation. En témoigne la crise provoquée récemment par la baguette de supermarché à 29 centimes.
© Hervé Pinel

La nouvelle a fait le tour du pays : en réponse à la spectaculaire augmentation du coût de la vie, une grande chaîne française de supermarchés a réduit le prix de la baguette à la bagatelle de 29 centimes d’euro, soit trois fois moins que la moyenne nationale. En annonçant cette baisse dans le cadre d’une campagne nationale en janvier dernier, le groupe Leclerc a promis de maintenir ce prix plancher pendant six mois, en rognant sur ses bénéfices. Les réactions ont été rapides et parfois vives. Une chaîne concurrente a suivi l’exemple de Leclerc, mais à contrecœur, tandis qu’une autre a refusé catégoriquement de se laisser entraîner dans une guerre des prix. Parallèlement, les représentants des agriculteurs, des boulangers et des minotiers ont exprimé leur colère. Dans une déclaration commune soulignant la hausse constante du prix des matières premières et des coûts de production, ils ont dénoncé cette promotion comme une tentative délibérée de destruction de valeur. La réaction des consommateurs – largement relayée par les médias – a été mitigée : entre joie de la réduction des coûts et méfiance quant aux motivations.

L’histoire a eu un écho énorme en France, où la baguette est plus qu’un simple produit de consommation courante. En effet, ce pain emblématique est en passe d’être inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. (La gastronomie française en fait déjà partie, tout comme, soyons exhaustif, la rumba congolaise et l’apiculture polonaise.) Selon la légende, la baguette a été inventée à la demande de Napoléon pour que ses soldats puissent transporter facilement leur ration de pain lorsqu’ils étaient en campagne. Une autre version, plus farfelue, veut qu’au début des années 1900, les boulangers aient reçu l’ordre de produire une miche qui pouvait être rompue à la main plutôt que coupée au couteau, afin d’éviter les querelles mortelles entre équipes rivales chargées de la construction du métro parisien. Les véritables origines sont plus prosaïques et seraient une combinaison entre la demande croissante des citadins aisés pour du pain quotidien frais et l’adoption de techniques de cuisson modernes utilisant la levure plutôt que le levain comme agent de levage.

Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque le rationnement alimentaire a pris fin en France, la baguette est devenue universellement populaire, selon l’historien américain Steven Kaplan, spécialiste de l’histoire du pain en France. Aujourd’hui, l’achat d’une baguette fraîche est un rituel quotidien (même si peu de gens se promène avec sous le bras, comme dans les films de Woody Allen). Le très sérieux Observatoire du pain estime que les 67 millions de Français consomment 320 baguettes chaque seconde, soit 10 milliards par an. Pour reprendre les termes de la Confédération nationale de la boulangerie-pâtisserie, la baguette est à la fois l’emblème de la France et « le thermomètre de [son] économie ». Voilà pourquoi son prix est une question essentielle, tant sur le plan social que politique.

L’importance du pain est, elle aussi, ancrée dans l’histoire et la culture françaises. La langue regorge de vieux proverbes et d’axiomes tels que « manger son pain dans sa poche » (être égoïste) et « il sait son pain manger » (il est peut-être pauvre, mais il est intelligent). Dans l’usage contemporain, des expressions telles que « long comme un jour sans pain » et « bon comme du bon pain » sont monnaie courante. Dans l’idiome politique, les deux choses les plus importantes dans la vie sont résumées dans le slogan « Liberté et pain cuit ».

Bien entendu, le pain a toujours été, en France, un sujet politique et un facteur clé des soulèvements populaires. En effet, les troubles et émeutes causés par la pénurie de céréales – « Pas de paix sans pain ! » – apparaissent dès le XVIe siècle. Selon Steven Kaplan, l’histoire de France a été largement forgée par le contraste entre la population qui consommait du pain noir à base de seigle ou d’avoine, et les classes moyennes et supérieures, qui se régalaient de pain blanc à base de blé. Ces tensions, ainsi que l’importance fondamentale du pain comme aliment de base, ont été à l’origine d’une période charnière de l’histoire nationale. En 1775, la pénurie de céréales et la famine qui en résulte déclenchent la guerre des farines, une vague d’émeutes et de raids sur les greniers. Louis XVI ordonna alors aux marchands de grains de vendre leurs stocks à prix coûtant, ce qui lui valut le surnom de « boulanger ». Mais quatre ans plus tard, en 1789, alors que la pénurie persiste, des rumeurs selon lesquelles le roi accumule des céréales dans le palais royal provoquent un tollé. Une foule en colère marcha sur Versailles au cri de « Nous ne manquerons plus de pain ! » (C’est à cette époque que la reine Marie-Antoinette fut marquée du sceau de l’infamie pour avoir suggéré que les personnes affamées devraient manger de la brioche à la place du pain – bien qu’elle n’ait probablement jamais prononcé cette phrase.) Les émeutiers ramenèrent le boulanger et sa femme à Paris – et le reste, comme on dit, appartient à l’Histoire.

Le lien symbolique et durable entre la légitimité politique et le pain a été officiellement forgé à cette époque. Pendant plus de 200 ans, afin de garantir à la population sa ration de pain quotidienne et de maintenir ainsi la paix, les pouvoirs publics ont contrôlé non seulement le prix du pain, mais aussi le moment où les boulangers avaient droit à des vacances – les seuls professionnels, à l’exception des pharmaciens, à être soumis à de telles règles. Si le contrôle des prix a été supprimé en 1978, les autres restrictions sont restées en place jusqu’au milieu des années 2010. Des mesures officielles ont également été prises à plusieurs reprises pour maintenir la qualité du pain. Les boulangers ont cherché des méthodes pour faire des baguettes plus rapidement en utilisant des pâtons industriels surgelés, mais une loi a été adoptée en 1993 pour contrôler les ingrédients autorisés. L’idée sous-jacente à ces initiatives est que la fourniture d’un pain de qualité doit être considérée comme relevant d’un service public.

Ce qui nous ramène à l’onde de choc provoquée par la baguette de supermarché à 29 centimes. Quiconque a fait ses courses dans une grande surface française peut témoigner de la réaction pavlovienne déclenchée par les odeurs de pain frais émanant du rayon boulangerie, placé stratégiquement au fond du magasin. Plus important encore, la qualité des pains cuits en grande surface a considérablement évolué en France au cours de la dernière décennie, en partie grâce à la technologie. A tel point, selon Steven Kaplan, que la qualité de la baguette de supermarché rivalise désormais – et parfois dépasse – celle des pains fabriqués par des boulangers indépendants. La compétition entre l’industrie et l’artisanat, qui s’intensifie depuis des années, est entrée dans une nouvelle dimension.

Si le brouhaha du Baguettegate peut laisser les étrangers perplexes (notamment les lecteurs d’un journal anglophone, dont l’outil de traduction automatique a rendu « baguette » par chopsticks, baguettes chinoises, le second sens du mot), la réaction des Français est tout à fait compréhensible. Au-delà des considérations historiques et économiques, la baisse des prix de Leclerc coïncide avec l’adoption d’une nouvelle loi visant à protéger les revenus agricoles. En effet, lors de négociations préliminaires à une loi baptisée « EGalim 2 », les producteurs de denrées alimentaires ont demandé le droit de répercuter la hausse des coûts des produits agricoles sur les distributeurs. Dans ce contexte, le président du principal syndicat d’agriculteurs a condamné la démarche de Leclerc comme étant un « coup de com provocateur et outrancier » et une attaque contre la loi EGalim 2.

Un autre groupement professionnel a exprimé sa profonde inquiétude pour les boulangers des zones rurales, premières victimes de cette baisse des prix, qu’il a dénoncé comme un stratagème marketing. La menace qui pèse sur la France profonde est probablement la préoccupation majeure. « Si un boulanger n’est pas loin d’un Leclerc et s’il perd 150 pains par mois, sur quatre mois il ferme la boutique », prévient le responsable d’une coopérative de céréaliers, « et l’endroit deviendra un village fantôme ». De son côté, le pugnace PDG de Leclerc n’envisage pas de faire machine arrière : il a reproché à l’industrie céréalière de refuser d’assumer la responsabilité de la hausse des prix à la consommation et a ensuite annoncé que non seulement il maintenait sa politique, mais qu’il allait également baisser les prix d’autres produits, notamment ceux du porc. Les lignes de front sont donc bel et bien tracées.

Pendant une élection présidentielle et dans un contexte géopolitique des plus tendus, partir en guerre pour le prix d’une baguette pourrait sembler dérisoire. Mais certains feraient bien de se rappeler le sage conseil que l’économiste Turgot a donné à Louis XVI avant sa chute : « Ne vous mêlez pas du pain. »

 

Article publié dans le numéro d’avril 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.