France-Amérique : Le Paris connu des touristes et célébré par le cinéma américain ne correspond pas au Paris réel. La ville serait-elle divisée entre une métropole mise en scène sous le Second Empire et une cité populaire ?
Esther da Costa Meyer : Entre la splendeur presque lyrique du Paris du Second Empire et cet autre Paris, habité par la majorité de la population qui était pauvre, l’écart était considérable. Mais le Paris légendaire est aussi l’œuvre des grands écrivains, peintres et plus tard réalisateurs de la ville. Avec Notre-Dame de Paris, l’imagination spectaculaire de Victor Hugo a changé pour toujours notre vision du vieux Paris, bien avant qu’Haussmann ne détruise une partie du centre historique. Et en 1989, lorsqu’il a été question de démolir l’hôtel du Nord, décrépit, dans le quartier insalubre du canal Saint-Martin, les cinéphiles ont protesté qu’il rappelait le célèbre film de Marcel Carné avec Arletty et Louis Jouvet. En réalité, le tournage avait eu lieu en studio, où l’hôtel avait été reconstitué, mais les protestataires sont parvenus à faire classer la vraie façade.
Le Paris somptueux serait pour l’essentiel l’œuvre du préfet Georges-Eugène Haussmann, à la demande de Napoléon III. Quel était leur projet ? Créer une ville exceptionnelle, moderne ?
Les plans d’urbanisation de Paris ont été dessinés par un groupe de conseillers rassemblés par Napoléon III. Ils ont consulté des dizaines de spécialistes de différents domaines, avant d’esquisser les principaux changements nécessaires pour transformer la ville en une métropole moderne. Entre autres aspects, ils ont intégré de nouvelles rues, des squares, des marchés, des églises, des synagogues, des fontaines et des bassins, des habitations pour la classe ouvrière et des espaces verts. Ils ont analysé les taux de mortalité, les cimetières, la consommation de pain et envisagé des prix spéciaux pour les tickets de train des ouvriers. Le « Paris d’Haussmann » résulte ainsi du travail d’un nombre incalculable de Parisiens issus de différents groupes et différentes professions, dont bien sûr Haussmann lui-même, qui a su mettre en place une infrastructure extraordinaire grâce à l’aide des ingénieurs civils de premier rang de la municipalité.
La destruction des vieux quartiers obéissait à des exigences de salubrité. Cet hygiénisme avait aussi une dimension politique : isoler la bourgeoisie du prolétariat ?
Après l’épidémie de choléra qui a frappé Paris en 1832, tuant environ 20 000 personnes, les épidémiologistes de la ville ont demandé une réurbanisation et la destruction des taudis du centre-ville. Les taux de mortalité les plus élevés avaient justement été relevés dans le centre ancien, en décrépitude, lequel avait aussi été, toujours en 1832, le cadre d’une insurrection. Associant révolution et choléra, les classes moyennes et supérieures ont vu dans la pandémie une maladie « jacobine ». Le désir pressant de démolir le tissu historique pour le remplacer par de larges avenues et des logements salubres résultait donc de motivations tout aussi hygiéniques que politiques. Les élites et leurs alliés ne souhaitaient plus vivre avec les pauvres. Ainsi, dans Pot-Bouille d’Emile Zola, le concierge déclare : « Il suffisait d’un ouvrier dans une maison pour l’empester. »
La division entre le Paris des riches et des pauvres fut-elle une conséquence des travaux ou une intention délibérée ?
Les deux. Des milliers d’ouvriers ont continué à vivre dans le centre avant, pendant et après l’haussmannisation. Mais plus nombreux encore ont été ceux, surtout les familles avec enfants, à devoir déménager en périphérie parce qu’ils ne pouvaient se permettre les loyers en hausse des zones embourgeoisées du centre historique. Ceux qui sont restés en ville ont dû soit se serrer dans des pièces louées par les « marchands de sommeil », propriétaires sans scrupules qui les prenaient à la gorge, soit trouver refuge dans les vieux immeubles encore debout. Par conséquent, cette réurbanisation a entraîné une dangereuse densification urbaine précisément dans les quartiers les plus pauvres de la ville, tout en contribuant à une polarisation sociale et spatiale.
La modernisation, ou réinvention, de Paris par Haussmann est également souterraine : tout le monde ne profite-t-il pas de ce Paris invisible, eau potable, évacuation des déchets, transports, etc. ?
Malheureusement, les réseaux modernes qu’Haussmann a mis en place n’ont jamais été répartis de façon égalitaire. Il y avait de l’eau en abondance dans les nouveaux quartiers élégants de la capitale, où la distribution était assurée par des entreprises privées. Mais les ouvriers de la ville ont cruellement souffert d’une politique inégale, dictée par des considérations de classe. Pareil pour les égouts : Paris comptait encore 20 000 fosses d’aisance d’une puanteur bestiale, essentiellement dans les zones où vivait la classe ouvrière et où les propriétaires ne voulaient pas installer de systèmes coûteux pour évacuer les déjections humaines. Quant aux transports publics, les itinéraires des compagnies d’omnibus de l’époque desservaient surtout les Grands Boulevards, évitant les quartiers moins rentables.
Avec les grands travaux du XIXe siècle, les classes populaires sont repoussées en dehors du centre. Ce mouvement se poursuit aujourd’hui. Haussmann aurait-il inventé la notion de banlieue ?
Haussmann a tout à voir avec l’expulsion de facto d’une partie de la classe ouvrière vers la banlieue. Pour autant, cela s’est aussi produit dans d’autres villes. La révolution industrielle a donné naissance à une nouvelle catégorie d’entrepreneurs, avides de promouvoir les fruits de leur labeur : qui disait production, disait consommation, et ils se sont acharnés, avec le régime, à créer de larges boulevards qui facilitaient la circulation aussi bien des foules que des marchandises. Les polis ont dû laisser la place à des métropoles modernes et les centres historiques ont été drastiquement réduits afin de ménager des espaces à la modernité. Les ouvriers, qui avaient vécu jusque-là près de leur lieu de travail dans le centre, ont migré en nombre vers la banlieue.
Le modèle haussmannien a eu une grande influence dans le monde, jusqu’à New York et Rio de Janeiro. Peut-on parler d’une haussmannisation du monde à partir du modèle parisien ?
Haussmann a eu une influence incontestable sur tous les continents et en France même, où Marseille, Lyon, Toulouse et Montpellier se sont inspirés de son Paris rénové. Mais c’est sur le continent américain qu’Haussmann a eu l’impact le plus grand – et le plus destructeur. Francisco Pereira Passos, maire de Rio de Janeiro de 1902 à 1906, avait étudié à Paris du temps d’Haussmann et il a soumis sa ville à une réforme urbaine implacable, abaissant les collines, taillant de longues avenues à travers le tissu urbain et détruisant tout sur son passage… Aux Etats-Unis, Daniel Burnham a repris les idées d’Haussmann pour urbaniser Chicago, avec ses places, ses larges avenues et ses perspectives. Des années plus tard, à New York, Robert Moses a imité cet urbanisme autoritaire et pyramidal du préfet français, fondé sur des démolitions généralisées.
La maire actuelle de Paris, Anne Hidalgo, souhaite une évolution qui éliminerait les voitures et ajouterait de la verdure. On constate aussi une gentrification des anciens quartiers populaires. Hausmann aurait-il gagné sur toute la ligne ?
On observe ces tendances dans toutes les grandes villes post-industrielles. La gentrification produit des dividendes substantiels, surtout en l’absence de plans de durabilité sociale. Concrètement, les anciens habitants, incapables de payer l’entretien et les loyers des bâtiments rénovés, doivent s’éloigner. En ce sens, les espaces verts jouent un rôle crucial, puisque les éléments les plus vulnérables de la population doivent laisser la place à des styles de vie cossus et à des habitants aux revenus supérieurs, auxquels les nouveaux espaces verts sont destinés. C’était bien l’intention d’Haussmann.
A un touriste américain curieux qui voudrait échapper au circuit haussmannien, que conseilleriez-vous ?
Paris regorge de merveilleux endroits pré- et post-haussmanniens. Les passages couverts, qui remontent à la Restauration et à la monarchie de Juillet, sont des microcosmes magiques où de minuscules boutiques vendent canes, luths, timbres rares et tout un bric-à-brac. Leur monde replié semble hors du temps. Un autre de mes lieux favoris est la Grande Mosquée de Paris, avec son café à ciel ouvert et ses figuiers qui nous transportent au Moyen-Orient. Je conseillerais aussi aux touristes un vrai bijou qu’Haussmann a tout de même légué à Paris : les Buttes-Chaumont, l’un des parcs urbains les plus originaux et les plus enthousiasmants d’Europe, où les ingénieurs municipaux ont exploité le terrain inégal laissé par les anciennes carrières pour créer des pics et des précipices encore à couper le souffle.
Dividing Paris: Urban Renewal and Social Inequality (1852-1870) d’Esther da Costa Meyer, Princeton University Press, 2022.
Entretien publié dans le numéro de décembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.