Quand un intellectuel français est à court d’arguments pour se distinguer des Etats-Unis, il oppose notre « laïcité » à leur « communautarisme ». Les deux termes sont des clichés supposés nous opposer, à condition de ne pas les définir. En principe, dans cette théologie sécularisée qui remplace la connaissance, la laïcité française garantirait à chaque citoyen, à titre individuel, une même égalité devant la loi, nonobstant sa religion, la couleur de sa peau ou ses origines. Cette théorie banale résiste mal à un examen attentif puisque, en vérité, la laïcité est une quasi-religion républicaine hostile à toutes les fois révélées, naguère le catholicisme et le judaïsme, aujourd’hui l’islam.
Les Français incolores ? Ce n’est guère l’expérience vécue par tous ceux dont la peau noire ou brune mène droit à une inégalité de traitement face à la police ou un employeur. A cette citoyenneté laïque qui définirait le bonheur d’être français, on oppose, avec un sentiment certain de supériorité, le modèle communautariste américain : l’origine ethnique vous enfermerait aux Etats-Unis dans une communauté de destin, culturel, scolaire, économique. Vilipendé en France comme une menace contre notre modèle national, ce communautarisme est aussi imaginaire que la laïcité française et le devient toujours plus. Car une vague de fond change l’Amérique, fonde une société sans précèdent, d’une diversité radicalement nouvelle, qui ne correspond plus à aucune communauté.
Ma thèse n’est pas imaginaire, mais comptable, fondée sur les récentes données du recensement national américain publiées par le U.S. Census Bureau. Depuis 1790, on sait que les Américains se comptent et se recomptent tous les dix ans : la Constitution les y contraint. Donald Trump avait tenté de l’éviter, pour dissimuler que l’Amérique est de moins en moins blanche : en admettant que l’on sache ce que « blanc » veut dire. Le recensement oblige chaque Américain à cocher une case qui dénote sa race. Mais sous l’influence des débats et de la connaissance, les cases évoluent.
Dans les années 1940, les Hispaniques et Latinos étaient considérés comme blancs. Ils bénéficient aujourd’hui d’une catégorie à part qui reflète non pas la race mais l’origine : « Mexicain, Mexicain-Américain, Chicano », « Portoricain », « Cubain », Autre (« Salvadorien, Dominicain, Colombien, Guatémaltèque, Espagnol, Equatorien, etc.»). La population blanche a diminué de 8,6 % depuis le dernier recensement, en 2010. Pendant le même temps, le nombre d’Américains qui se considèrent blancs et d’au moins une autre race a augmenté de 316 %. En 2050, les démographes en déduisent que l’Amérique vraiment blanche deviendra minoritaire. Ce qui peut éclairer l’anxiété de certains mâles blancs et l’exploitation politique qui en est faite.
Au XIXe siècle, tout était encore relativement simple : on était blanc, noir, mulâtre ou indien. Après le recensement de 2020, les Etats-Unis sont devenus un kaléidoscope : chacun peut choisir entre une cinquantaine d’affiliations, Samoan par exemple ou Indien d’Alaska. Pour épicer la macédoine, depuis le recensement de 2000, il est permis de cocher plusieurs cases à la fois et d’accompagner cette sélection volontaire de plusieurs lignes de commentaires. Considérons la situation de la vice-présidente Kamala Harris : elle est noire, de la Jamaïque, par son père et Indienne, de Madras, par sa mère. Elle est le visage de la nouvelle Amérique, pas du tout marginale, mais bien représentative.
Pour enrichir encore le melting-pot (l’expression due au dramaturge Israël Zangwill, qui date de 1908, ne s’appliquait alors qu’au métissage entre Anglais, Irlandais, Allemands et Juifs), 31,1 millions de Blancs, 5,8 millions de Noirs et 4.1 millions d’Asiatiques ont déclaré avoir plusieurs races. Si l’on prolonge ces courbes du métissage, « l’Américain standard », en 2050, sera blanc et asiatique et latino : il lui sera difficile de s’inscrire dans une communauté. Définir les Etats-Unis comme une confédération communautaire n’aura alors plus aucun sens.
A la porosité ethnique s’additionne la dilution théologique : un tiers des Américains n’appartiennent plus à aucune communauté religieuse – ce qui fut longtemps une marque identitaire – tout en continuant à croire en Dieu, mais un dieu personnel. Dans le même temps et par contraste avec les communautés d’antan, surgissent de nouvelles tribus choisies, LGBTQIA+ par exemple. Les Noirs, tout de même, font exception : ils sont ceux qui se métissent le moins. S’il devient inconséquent d’évoquer un communautarisme américain, il subsiste un « problème » noir distinct, ancré dans l’histoire longue. Pas si longue d’ailleurs, car la ségrégation, jusqu’en 1964, restait légale. Et n’existe-t-il pas en France un « problème» arabo-islamique, voire une question noire naissante, qui ne se dissout pas dans la théorie laïque ?
Au total, il me paraît que les Américains se comptent trop et les Français pas suffisamment. A trop énumérer comme à ne pas énumérer du tout – les statistiques ethniques sont interdites en France – conduit à ne plus nous comprendre, à ne plus comprendre l’autre et interdit de réduire des fractures ethniques et sociales qui sont réelles. Finissons-en avec les clichés de bandes dessinées : les Américains ne sont plus des Anglo-Saxons, les Français ne sont plus des Gaulois. Nous sommes des peuples-monde.
Des deux côtés de l’Atlantique, certains s’épouvantent de ce métissage et se réfugient dans des slogans partisans (laïcité) ou des opprobres (communautarisme). Mais comme le disait le philosophe Elie Wiesel, constatant la dissolution des communautés juives dans les mariages mixtes (un sur deux aux Etats-Unis et en France, pareillement chez les Français d’origine maghrébine), contre la dictature des idéologies, des races et des religions, c’est au bout du compte l’amour qui gagne.
Editorial publié dans le numéro d’octobre 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.