La visite du Los Angeles français commence à Little Tokyo, au coin de Commercial Street et Alameda Street. Depuis l’intersection, on voit les huit voies du Santa Ana Freeway et la façade austère du centre de détention métropolitain. C’est là que Marius Taix, un natif des Hautes-Alpes, a ouvert une boulangerie en 1882 puis un hôtel-restaurant, le Champ d’Or, en 1912. L’hôtel a depuis fermé et le restaurant a déménagé : le bâtiment a été démoli dans les années 1960 pour laisser place à un parking.
La maison du Marseillais Joseph Mascarel, l’un des trois maires français de Los Angeles, a subi le même sort. Tout comme la pharmacie de la famille Viole-Lopizich, les bureaux du journal L’Union Nouvelle, publié de 1879 à 1962, et l’Amestoy Building, érigé par un Basque émigré en 1851 et considéré comme le premier gratte-ciel de la ville. « On est à Los Angeles », explique notre guide, C.C. de Vere (Charlotte Claire Martell de Vere pour l’état civil). « Tout finit par devenir un parking. »
Frenchtown, l’enclave française de Los Angeles
Il faut de l’imagination pour suivre l’historienne dans les rues de Frenchtown. Le quartier français de Los Angeles, qui comptait 4 000 résidents au tournant du XIXe siècle, a été avalé par la ville en perpétuelle croissance. Il survit essentiellement dans les toponymes. Bauchet Street porte le nom de Louis Bauchet, un ex-soldat de Napoléon originaire de la Marne et le premier colon français de Los Angeles. En 1827, la future mégalopole n’est encore qu’un village espagnol de 700 âmes, El Pueblo de Nuestra Señora de la Reina de los Angeles. Le Français y plantera un vignoble en 1831, le premier de Californie.
La même année, un autre Français planta des vignes au bord de la Los Angeles River : le Bordelais Jean-Louis Vignes (Vignes Street). Il fera venir de France des pieds de cabernet sauvignon, de cabernet franc et de sauvignon blanc pour améliorer la qualité de son vin, qu’il exportera jusqu’à San Francisco, et deviendra l’un des plus grands propriétaires terriens de la région. En référence à l’arbre géant qui pousse au milieu de ses vignes, il nomme son domaine El Aliso (Le Sycomore) : c’est aujourd’hui le nom d’une rue (Aliso Street) et d’un quartier (Aliso Village) de Los Angeles.
Attirés par le succès de Jean-Louis Vignes, ses trois enfants et leur famille, son frère, quatre neveux et plusieurs amis le rejoindront en Californie. Les frères Sainsevain rachèteront le vignoble de leur oncle en 1855 et produiront le premier vin pétillant californien, aidé par un ex-maitre de chais de Veuve Clicquot. Les Français qui arrivent s’installent à proximité du domaine et bientôt, les locaux surnomment la petite communauté « French Town ».
Portraits de personnalités oubliées
Il y a avait une dizaine de pensions de famille tenues par des Français à l’intersection d’Aliso Street et Alameda Street », explique C.C. de Vere. Cette Américaine descendante du roi de France Henri Ier s’est improvisé historienne de Frenchtown. En parallèle de son emploi dans une concession automobile, elle épluche les rapports du recensement, les vieux annuaires et les plans de la ville, écume les sites de généalogie et les archives de la Los Angeles Public Library.
Elle rédige aussi un blog, Frenchtown Confidential, ainsi nommé en référence au roman de James Ellroy, L.A. Confidential. Elle y brosse le portrait des personnalités oubliées de la communauté française. Le Lyonnais Henri Penelon prendra la première photo de Los Angeles et le Bourguignon Firmin Toulet ouvrira le premier restaurant de Hollywood, Frank & Musso Grill (qui a fêté son 100e anniversaire l’année dernière). L’entrepreneur Edouard Naud participera à la fondation de la French Benevolent Society et de l’Hôpital français. Quant au triple meurtrier Michel Lachenais, il sera lynché le 17 décembre 1870 !
« L’arrivée du chemin de fer à Los Angeles dans les années 1870 sonnera le glas de Frenchtown », explique C.C. de Vere. La population de la ville décupla et les familles venues du Midwest dépassèrent vite en nombre les Français, contraints de vendre leurs champs pour laisser place à de nouveaux quartiers. Un déclin précipité par la prohibition : les viticulteurs, brasseurs et restaurateurs, privés de leur source de revenus, rentrèrent en France ou s’exilèrent dans les banlieues.
Une trentaine de sites encore visibles
Au fil de ses découvertes, l’historienne alimente une carte, qui compte déjà plus de 500 sites associés à l’histoire française de Los Angeles et de ses environs. Une trentaine de ces sites sont encore visibles aujourd’hui. Quelques hectares du domaine de la famille Garnier ont été préservés à Los Encinos State Historic Park et le ranch de Michel Leonis abrite désormais le Leonis Adobe Museum, à Calabasas, entre une autoroute et un lotissement pavillonnaire.
« Los Angeles ne fait pas assez pour préserver son passé », regrette C.C. de Vere. « Les immigrants italiens, chinois, mexicains, japonais ont un musée, mais les Français, qui ont représenté jusqu’à 20 % de la population de la ville, n’ont que quelques plaques éparpillées çà et là. » Qui se souvient qu’à l’emplacement de Koreatown se trouvait jadis le parc à moutons de Germain Pellissier ? Et que son petit-fils fit construire le Pellissier Building, l’un des plus beaux bâtiment Art Déco de la ville ?