Il était l’homme du monde d’avant, ce Monde d’hier raconté par Stefan Zweig dans l’un de ses livres les plus mélancoliques. Né dans la Russie impériale, Jacques Schiffrin était indéfectiblement lié à la vieille Europe et ne s’est jamais vraiment adapté au Nouveau Monde, même s’il a joué un rôle prépondérant dans l’édition américaine et a œuvré au rapprochement des deux continents. Sa vie est une suite de ruptures et de déracinements, de confrontations à de nouvelles cultures et de nouvelles langues, un « chemin pavé de réussites et de souffrances », selon l’expression de l’historien américain Robert O. Paxton, qui préface l’ouvrage d’Amos Reichman.
Le 15 mai 1941, Jacques Schiffrin, sa femme Simone et leur fils André, âgé de presque six ans, embarquent à Marseille sur le paquebot Wyoming à destination des Etats-Unis. Sur le port, ils essuient des insultes des dockers qui les traitent de « sales youpins ». Dans la France occupée, le climat est devenu insoutenable pour les juifs qui n’ont d’autre choix, pour ceux qui le peuvent, que de s’exiler. Grâce à son ami André Gide, futur prix Nobel de littérature, Jacques Schiffrin a pu entrer en contact avec Varian Fry, le journaliste américain qui, au nom de l’Emergency Rescue Committee, a sauvé des milliers de juifs et militants antinazis en leur permettant de rejoindre l’Amérique. Le 5 novembre 1940, l’éditeur a été congédié par la maison Gallimard en application des directives des nazis demandant de renvoyer les juifs des milieux économiques et intellectuels. Ses biens et son appartement parisiens ont été confisqués et il ne peut plus travailler. « Le départ de France n’aurait pas pu être plus humiliant même si c’était un immense soulagement pour tous de partir enfin », se souvient André Schiffrin dans Allers-retours : Paris-New York, un itinéraire politique (2007). « Une telle trahison de la part de nos concitoyens semblait impensable et profondément blessante. »
La France que Jacques Schiffrin a aimée et qui l’a naturalisé en 1927 lui tourne le dos. L’idylle avec ce pays dont il a tant rêvé, dont il admire la littérature et la philosophie des Lumières, aura duré vingt ans. Arrivé à Paris au début des années 1920 après avoir vécu en Russie, en Suisse et en Italie, Jacques Schiffrin parle plusieurs langues, a lu toute la littérature russe et s’est formé auprès de l’historien de l’art américain Bernard Berenson. C’est en pensant aux poètes de la Renaissance française et à un cercle de poètes russes du XIXe siècle qu’il trouve le nom des Editions de la Pléiade, sa première maison. En 1923 paraît La Dame de pique de Pouchkine, qu’il a traduit lui-même avec André Gide et Boris Souvarine. En 1931, il a l’idée de créer la Bibliothèque de la Pléiade, une collection qui ambitionne de démocratiser l’accès aux grands textes. Papier fin et reliure de cuir, police de caractère élégante, format compact : l’édition est soignée sans être luxueuse. « J’ai voulu faire quelque chose de commode, de pratique », dit-il. « Et puis, comme j’aimais les livres, j’ai tenu à ce que les livres fussent aussi beaux que possible. »
Renvoyé par Gallimard
Entre 1931 et 1940, la collection publiera 61 volumes consacrés notamment à Baudelaire, Poe, Shakespeare, Cervantès et Tolstoï. André Gide est le premier écrivain à y entrer de son vivant. Malgré le succès, Jacques Schiffrin peine à trouver de nouveaux capitaux et se résout à vendre sa maison. « Le 31 juillet 1933, quelques mois après l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler en Allemagne, un contrat est signé », écrit Amos Reichman. « Jacques Schiffrin a-t-il pleinement conscience de ce qu’il abandonne au milieu de l’été ? Il cède à Gallimard la Bibliothèque de la Pléiade. Sans doute, aussi, la sauve-t-il. Mais à quel prix ? » Désormais simple directeur de collection, Jacques Schiffrin continue son travail dans le giron de Gallimard, jusqu’au funeste courrier de 1940 lui signifiant son renvoi.
En arrivant aux Etats-Unis après un long et difficile périple, l’éditeur esthète et visionnaire commence une troisième vie, la dernière. Après quelques mois d’adaptation pendant lesquels sa femme, Simone, fait vivre la famille en fabricant des accessoires de mode, il fonde en 1943 une nouvelle maison d’édition américaine : Jacques Schiffrin & Co. Selon Robert O. Paxton, « plusieurs atouts lui permirent d’exceller en tant qu’éditeur: sa capacité à déceler les meilleurs coups littéraires, son goût toujours exigeant et sans compromis ainsi que son carnet d’adresses qui comptait de très nombreux amis parmi les plus grands écrivains et intellectuels de son temps ». En 1944, il s’associe avec l’éditeur allemand Kurt Wolff, « son double du monde d’hier », fondateur de Pantheon Books.
Au sein de cette maison d’édition créée pour faire un pont entre l’Europe et les Etats-Unis, il dirige une collection de textes en français : French Pantheon Books. A New York, André Schiffrin, qui est membre de l’association gaulliste France Forever, publie les grands textes de la Résistance : L’Armée des ombres de Joseph Kessel, Les Silences de la mer de Vercors (le manuscrit lui est parvenu avec ce titre au pluriel) mais aussi Gide, Denis de Rougemont et, après la guerre, L’Etranger de Camus. « Contrairement aux initiatives éditoriales françaises nées du contexte de guerre et d’exil et s’épanouissant sur un marché francophone élargi mais sans réellement mordre sur le public américain, Pantheon Books s’inséra pour longtemps dans le paysage de l’édition américaine contemporaine », analyse Emmanuelle Loyer dans Paris à New York : Les intellectuels français en exil (2005).
Comme en témoigne la correspondance de Jacques Schiffrin avec André Gide et son autre grand ami, le romancier Roger Martin du Gard, la vie à New York est difficile. Nostalgique de Paris, il fréquente peu la communauté française locale. Depuis son service militaire, il souffre d’un emphysème qui rend sa respiration pénible. Considéré comme un éditeur d’avant-garde par les intellectuels français, à l’instar de Sartre qui lui rend visite à New York en 1945, il reste un homme du passé. Contrairement à d’autres exilés rentrés à Paris dès la fin de la guerre, il « redoute le retour dont il rêve, il a peur de ce qui l’attend » et renonce finalement à retrouver ses fonctions au sein de la Pléiade. Son fils André, futur éditeur chez Pantheon Books, traversera l’Atlantique en 1949, réalisant « symboliquement le trajet que Jacques Schiffrin ne pouvait plus accomplir ». Il mourra en novembre 1950 à New York, épuisé et amaigri, « fantôme de l’édition » dans un monde qui n’était plus le sien.
Article publié dans le numéro de janvier 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.