Beyond the Sea

Condé Nast, l’homme derrière l’empire transatlantique

Tout le monde connaît les magazines Vogue, Vanity Fair et Glamour. Peu en revanche se souviennent qu’à l’origine de la marque Condé Nast, ce groupe de presse devenu synonyme d’élégance et d’art de vivre, se trouvait un homme du même nom qui, malgré sa retentissante réussite et sa fortune, préférait assister dans l’ombre au triomphe de son empire transatlantique. Un homme aussi discret qu’ambitieux qui aurait inspiré à Fitzgerald le personnage de Jay Gatsby !
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© Condé Nast Archive

C’est en vain qu’on chercherait dans le berceau de Condé Montrose Nast un indice qui nous mettrait sur la voie de la mode ou de la frivolité. Le futur magnat de la presse est né le 26 mars 1873 de l’union improbable d’un père protestant élevé dans le respect de la foi méthodiste la plus stricte et d’une mère catholique, fille du fondateur de la première banque privée du Missouri. Ce mariage ne fut pas heureux. Après la naissance à New York d’un quatrième enfant, Esther Benoist demanda à son rêveur de mari d’aller chercher fortune ailleurs, lassée qu’elle était de voir fondre ses économies. William Frederick Nast s’absenta en Europe durant treize longues années avant de regagner le domicile conjugal aussi pauvre qu’il l’avait quitté.

Baptisé « M. Déception » au sein de sa propre famille, il eut tout de même le bon goût de mourir en 1893 à l’âge de 53 ans. On peut imaginer l’impact qu’eut sur le jeune Condé Nast la réputation unanimement exécrable de ce père. Même s’il l’avait à peine connu, le garçon grandit avec, chevillée au corps, la volonté de venger celui à qui, malgré tout, il devait la vie. Et pour complaire aux exigences de réussite et d’apparence de sa mère et de sa grand-mère maternelle, il emprunta au clan Nast ses valeurs : la persévérance, l’étude et la discipline. Aussi fut-il un élève puis un étudiant modèle.

Réussir, mais comment ?

Puisque Maman Nast avait décidé que son plus jeune fils deviendrait avocat, comme l’illustre aïeul ayant fait fortune dans la banque, Condé – prénommé ainsi par le clan Benoist pour rappeler de lointaines origines françaises – entreprit des études de droit. C’était malheureusement sans compter sur la grande timidité du jeune homme. Mal à l’aise à l’oral et tout particulièrement dans l’exercice de la plaidoirie, il profita de la première occasion pour changer de cursus. En 1897, Robert, un ancien camarade d’université, lui offrit de venir le rejoindre à New York et de travailler pour son père, l’éditeur Peter F. Collier. Comment dire non ? Robert J. Collier était aussi déterminé, extraverti et téméraire que lui était effacé. Avec l’aval de sa mère, Condé Nast quitta le Missouri. Et durant dix ans, il mit son application, son génie des chiffres et son énergie au service du développement commercial de l’hebdomadaire Collier’s.

Sa compréhension du marché fut telle que les revenus publicitaires générés par le magazine d’actualité et de fiction passèrent de quelques milliers de dollars à plus d’un million en 1907. Nast tenait enfin sa fortune ! A 30 ans, son salaire de directeur commercial dépassait celui du président des Etats-Unis. Côté cœur, tout allait aussi pour le mieux. Il avait épousé en 1902 Clarisse Coudert, fille d’un avocat new-yorkais de renommée internationale, et avait ainsi fait son entrée dans le Social Register, le cousin américain de l’Almanach de Gotha. Et comme Condé Nast n’était jamais aussi heureux que le nez plongé dans les dossiers, il avait racheté, en parallèle de son activité chez Collier’s, la Home Pattern Company.

Vogue, vaisseau amiral de l’empire Condé Nast

Quelle était donc l’idée de Nast lorsqu’il fit l’acquisition de cette société dédiée à la fabrication et à la vente par correspondance de patrons de couture et pourquoi, en 1907, donna-t-il sa démission à Peter F. Collier ? C’est que Nast avait entrevu le moyen de devenir encore plus riche. Tout tenait dans un concept très simple. La rencontre d’une revue avec son public, enjeu de l’investissement des publicitaires, ne tient pas tant aux chiffres de la diffusion qu’à la qualification du lectorat desservi. Autrement dit, si vous vendez des pianos, il y a mieux à faire que de placer votre annonce dans une revue généraliste tirée à des millions d’exemplaires. Il faut vous adresser à une revue élitiste qui ne touche que votre cœur de cible : un lectorat assez riche pour pouvoir s’offrir des produits coûteux. Restait à trouver le véhicule qui permettrait à Nast de mettre en application sa théorie.

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Clarisse Coudert, en 1917. © Condé Nast Archive
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Condé Nast et sa fille Leslie, dans le penthouse familial sur Park Avenue. © Condé Nast Archive
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La mannequin Chantal Dumont, photographiée sur le pont Alexandre-III à Paris, vers 1960. © Ewa Rudling/Condé Nast Archive

En 1909, après plusieurs années de tractations, il finit par mettre la main sur une petite gazette mondaine réalisée depuis 1892 par une poignée d’esthètes fortunés qui s’amusaient à montrer dans leurs pages ce que les gens du monde – c’est-à-dire eux-mêmes – aimaient voir, lire, faire, acheter ou convoiter. Intitulée Vogue, un mot d’origine française, la revue s’écoulait chaque semaine à 14 000 exemplaires, une goutte d’eau pour un pays peuplé alors de près de 92 millions d’habitants. Seulement, parmi les abonnés, on trouvait une grande proportion des 5 000 patronymes présents dans le Social Register, de quoi séduire les annonceurs des biens de consommation les plus exclusifs. Dès 1910, Nast remania la revue, qui devint bimensuelle, et la rendit tout à la fois plus attractive et plus professionnelle. Ce fut un tel succès que, en l’espace d’un an, Vogue devançait en termes d’insertions publicitaires tous ses concurrents de la presse féminine. Et comme l’ambition de Nast était sans bornes, il transposa ce concept éditorial à Londres, dès 1916, puis à Paris, en 1920, s’imposant comme le premier éditeur de presse à développement international.

Au bon endroit au bon moment

Le succès de Vogue aux Etats-Unis tenait à une série de bouleversements sociétaux. Indépendante depuis seulement une centaine d’années, la nation américaine commençait à voir fleurir un peu partout une population aisée, bien installée et désireuse de goûter aux joies de la bourgeoisie. Le développement récent du chemin de fer permettait de diffuser à moindre coût marchandises, journaux et magazines. Quant à la publicité, elle était en pleine expansion et s’affichait dans tous les secteurs, y compris celui de l’industrie cosmétique alors en plein essor. Il faut ajouter à cela que la seconde moitié du XIXe siècle avait vu naître une quantité de fortunes-minutes : des familles d’origine modeste propulsées en l’espace d’une génération au sommet de la pyramide sociale grâce aux mines, au pétrole ou à l’acier.

Ces gens, que la bonne société traitait en parvenus, avaient besoin d’un guide pour apprendre à maîtriser les codes de leurs nouveaux voisins de Manhattan, Newport, Southampton ou Aiken, en Caroline du Sud, refuge hivernal du gratin américain. Vogue, avec son ton élitiste et volontiers arrogant, était pour eux une bible et un sésame. Ce que Vogue avait fait dans le domaine du vêtement, House & Garden, à partir de 1911, se proposa de le faire pour la décoration intérieure et l’aménagement des parcs et jardins : jamais plus une réception sur Long Island ne pourrait être ratée, même si vous étiez né dans une ferme de l’Oklahoma ! Et si vous vouliez briller en société, savoir quelle actualité mettre en avant avec esprit et humour, Vanity Fair, dès 1914, était là pour voler au secours des moins doués des causeurs. En un mot, Condé Nast tenait entre ses mains l’éducation – pour ne pas dire l’élévation – d’un peuple tout entier tourné vers le progrès, les loisirs et l’enrichissement.

Game over

Cette période bénie dominée par le goût du jeu et du risque prit fin le jeudi 24 octobre 1929 avec l’effondrement du cours de la bourse, à Wall Street. En quelques jours, Nast perdit un quart de sa fortune. Mais le plus grave restait à venir. En raison d’un prêt contracté fin 1927 qu’il ne put rembourser dûment quatre ans plus tard, Nast se vit déposséder de la plus grande partie de ses actions. Devenu actionnaire minoritaire de son propre groupe de presse, cet homme courtois et ouvert au dialogue se changea au fil des ans en patron irritable et parfois tyrannique. Il passait ses journées, ses soirées et même ses week-ends à tenter d’intéresser un nouveau fonds à son sort. La providence frappa à sa porte en 1933 quand Lord Camrose, un journaliste britannique ayant fait fortune dans la presse, eut pitié de sa déveine et lui accorda un prêt à des conditions extrêmement avantageuses.

Camrose eut l’extrême élégance de ne rien révéler de son intervention, si bien que Nast racheta les actions dont il avait été privé sans que personne ne sût d’où venait l’argent qu’il engageait dans la transaction. Aussi, jusqu’à la fin de sa vie, Nast donna-t-il l’image d’un homme vivant dans un luxe extrême, organisant tous les quinze jours des fêtes mirifiques dans son penthouse de Park Avenue où le champagne coulait à flot tandis qu’on mangeait le caviar à la louche. L’envers du décor était tout autre… En coulisses, Nast luttait de toutes ses forces pour maintenir à flot son empire. Des sacrifices durent être faits : saborder Vanity Fair en 1936 (le titre sera ressuscité en 1983), ou encore revendre, la même année, The American Golfer. Mais c’est surtout dans le domaine de sa santé qu’il paya le plus fort tribut.

Après des années de tabagisme, de surmenage et de stress, de graves problèmes de tension artérielle vinrent ternir ses dernières années. A la fin de 1941, il fut victime d’un premier infarctus, qu’il réussit à cacher même à ses plus proches collaborateurs. Une seconde crise suivit durant l’été 1942 qui cette fois-ci l’immobilisa durablement. Le 19 septembre de cette même année, il s’éteignit dans son lit, à l’âge de 69 ans. Quelques jours après son décès, ses proches découvrirent ébahis que de l’empire des années 1920 ne demeurait que des dettes. Nast laissait une ardoise personnelle de près de 100 millions de dollars d’aujourd’hui. En héritage, il laissait à la compagnie qu’il avait fondée des concepts éditoriaux qui, aussitôt la crise passée, allaient faire les beaux jours de ses successeurs. Aujourd’hui encore Vogue, Vanity Fair et Glamour – le seul titre qu’il ait créé entièrement – sont considérés comme des piliers de la presse internationale.


Condé Nast, la fabrique du chic de Jérôme Kagan, Editions Séguier, 2022.

 

Article publié dans le numéro de septembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.