Visiter Giverny, c’est d’abord s’éblouir d’une symphonie florale. Imaginez, réparties sur un hectare et demi, 350 000 fleurs de toutes sortes, plantées chaque année par une équipe de onze jardiniers. A l’aide de témoignages, de correspondances, de croquis, de tableaux et autres archives, ils s’appliquent à reproduire à l’identique les deux espaces verts que Claude Monet a savamment conçus il y a un siècle : le Clos normand et le Jardin d’eau. « Son jardin était un des plus beaux du monde », disait le dramaturge et cinéaste Sacha Guitry, un ami intime du peintre. « Il en décidait la couleur quelques mois à l’avance. Il n’avait qu’un seul luxe, ses fleurs. »
Botaniste infatigable, Monet rapportait des plantes et des graines de ses voyages et s’en faisait envoyer, du Japon notamment. Il partageait ses expériences en horticulture avec le peintre Gustave Caillebotte et l’écrivain Octave Mirbeau. Son jardin, myriade de couleurs, de formes et de parfums, fruit de plus de quarante ans de réflexion et de travail, est devenu un « tableau exécuté à même la nature », selon l’expression de Marcel Proust.

Visiter Giverny, c’est aussi découvrir l’esthétique du chef de file des impressionnistes. Chaque pièce de la maison, fidèlement reconstituée, dégage une atmosphère particulière, élaborée par un amoureux de la couleur, des ombres et de la lumière. De nombreuses toiles d’amis impressionnistes et plus de 200 estampes japonaises choisies par le peintre lui-même, dont la célèbre Grande vague de Kanagawa d’Hokusai, décorent les murs. Hormis les estampes japonaises, il n’y a ici que des copies. La Fondation Claude Monet n’a pas voulu s’embarrasser d’un système de sécurité trop imposant : cette liberté renforce le caractère immersif de la visite. Parce que visiter Giverny, c’est aussi remonter le temps.


Imaginez, il y a un siècle...
Comme chaque matin, Monet se lève avec le soleil. Après un petit déjeuner plutôt insolite (une andouillette arrosée d’un verre de vin blanc sec), il prend la direction de l’un de ses trois ateliers pour se mettre au travail. Au concert qu’offre la nature depuis le Clos normand – gazouillis des oiseaux, bourdonnement des insectes, caquètement des poules – s’oppose le vacarme de la maison : envisagez les cavalcades des huit enfants de la famille recomposée du peintre ! L’atmosphère est tout aussi agitée à l’office, où la cuisinière Marguerite fait des merveilles. Les nombreux ustensiles de cuivre rutilants témoignent de la diversité des plats que le maître aime généreux. On sonne : ce sont des amis attendus à déjeuner. A onze heures trente précises, Monet sort de son atelier et rejoint ses convives autour de la table. Il y a là l’homme d’Etat Clemenceau, les peintres Renoir, Pissarro ou Caillebotte, le sculpteur Rodin, Guitry et Mirbeau, le collectionneur Paul Durand-Ruel…

Après le repas, les invités sortent faire le tour du jardin en compagnie du maître. Ils empruntent l’allée centrale – attention à ne pas écraser les capucines ! Les voici désormais dans le Jardin d’eau : en ce début d’été, le petit pont japonais vert est couvert de grappes de glycine dont le parfum se propage parmi les saules pleureurs, les iris, les bambous et les azalées. Flottant à la surface du bassin, les nymphéas, ces plantes aquatiques semblables aux nénuphars et aux lotus, attirent l’œil de Monet. Assis sous un large parasol, il passera l’après-midi, comme il l’a fait tant de fois, à peindre ce qu’il surnomme son « aquarium fleuri ». En 1890, il écrit : « De l’eau avec de l’herbe qui ondule dans le fond… C’est admirable à voir, mais c’est à rendre fou de vouloir faire ça. Enfin ! Je m’attaque toujours à ces choses-là ! »
De cette obsession découlera Les Nymphéas, la série de tableaux la plus emblématique de son œuvre. Pendant les trente dernières années de sa vie, Monet peindra plus de 250 exemplaires de ce motif, changeant selon la lumière et les saisons. Huit de ces panneaux de plusieurs mètres de large sont à admirer au musée de l’Orangerie à Paris. Cette série témoigne aussi de la progressive dégénérescence maculaire du peintre, qui meurt à Giverny, quasiment aveugle. Présent aux obsèques en 1926, le « Tigre » Clemenceau arrachera le drap noir recouvrant le cercueil de son ami et, le remplaçant par un tissu coloré, s’écriera : « Non ! Pas de noir pour Monet ! »
Article publié dans le numéro d’août 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.