En octobre 1781, le général français Jean-Baptiste de Rochambeau refusa de recevoir la capitulation britannique à Yorktown, désignant George Washington, qui était à ses côtés, comme le véritable vainqueur de ce siège historique. Ce geste public de déférence vis-à-vis des Américains sur le champ de bataille annonçait l’admiration mutuelle qu’allaient durablement se vouer les peuples des deux pays.
Plus encore, ce geste inaugurait la façon dont les deux pays allaient se considérer au fil du temps. Beaucoup, en France, trouvaient dans la jeune nation américaine une source d’inspiration, voire un modèle, où régnait la liberté à laquelle ils aspiraient pour eux-mêmes. Bientôt la correspondance transatlantique entre Washington, Rochambeau et d’autres officiers français et américains fourmilla d’idées sur la manière d’entretenir cette relation.
Un groupe d’anciens révolutionnaires triés sur le volet
La Society of the Cincinnati, rapidement imitée par la Société des Cincinnati de France, a été fondée en 1783 par des officiers américains et français qui avaient participé à la guerre d’indépendance. Son principal objectif a toujours été de garder vivante la mémoire de cette lutte historique. Sa création a marqué le début d’une longue suite d’initiatives et de programmes franco-américains fondés sur des intérêts culturels, commerciaux et politiques communs.
La branche américaine de la Society of the Cincinnati se compose de treize sociétés distinctes et autonomes, correspondant aux treize Etats révolutionnaires d’origine. Son siège se trouve à Washington, dans un somptueux manoir, Anderson House. Selon son actuel président général, le quarantième, le banquier Frank Keech Turner Jr., la raison d’être de la société est de « susciter un intérêt scientifique et populaire pour la génération extraordinaire qui a fondé cette grande république ». Ensemble, les treize sociétés sont une mine de documents sur la révolution américaine et son histoire. La branche du New Jersey organise chaque année, sans interruption depuis sa création, une conférence sur la révolution et son héritage : elle en a tiré en 2008 un recueil de plus de 200 conférences.
En France, la liste des membres de la Société des Cincinnati ressemble à un Who’s Who de l’Ancien Régime. La société est actuellement présidée par le marquis de Colbert Cannet, épaulé par deux vice-présidents, le vicomte Patrick de Cambourg et le marquis de Vogue, et un secrétaire général, le comte de Caffarelli.
Quoi qu’il en soit, ce qui saute aux yeux quand on examine les partenariats et les organismes qui ont imité ces pionniers transatlantiques, c’est qu’ils ont un vaste champ d’action, mais partagent un objectif commun : selon une autre fondation, « honorer le passé, célébrer le présent et bâtir […] l’avenir de la relation franco-américaine ».
Pour les francophiles de D.C. et d’ailleurs
Cette formule frappante se trouve sur le site Internet de la French-American Cultural Foundation (F-ACF), créée en 1998 par un Américain, Leonard Silverstein, afin d’exprimer son admiration pour tout ce qui est français. Avocat fiscaliste à Washington, Leonard Silverstein n’avait pas de liens particuliers avec la France jusqu’à ce qu’il tombe sous son charme lors d’un voyage d’affaires à Paris. Il a présidé et animé la F-ACF jusqu’à sa mort en 2018, à l’âge de 96 ans. Commandeur de la Légion d’honneur, il était, selon les termes de Gérard Araud, ancien ambassadeur de France aux Etats-Unis, « un francophile accompli ».
D’abord pensée comme une association locale de taille moyenne, à but non lucratif et consacrée aux arts franco-américains, la F-ACF a évolué à partir de 2019, sous l’influence de ses nouveaux dirigeants, qui ont une vision plus large de sa mission. A l’automne 2022, une délégation de la F-ACF s’est rendue en France pour y faire mieux connaître l’organisation et y rencontrer des partenaires. Parmi eux, le château de Versailles, où le groupe a assisté à une représentation d’arias de Mozart à l’Opéra royal, suivie d’un dîner dans la galerie des Batailles, où est justement accroché un vaste tableau du siège de Yorktown. Un autre partenaire est le musée des Arts décoratifs, à Paris.
L’actuelle présidente de la F-ACF, Debra Dunn, à l’instar de son prédécesseur, n’a pas de racines françaises, mais nourrit un intérêt de longue date pour la France, apparu alors qu’elle travaillait à la Maison-Blanche pour le président George H.W. Bush, puis dans l’équipe du vice-président Dick Cheney, avant de se tourner, plus récemment, vers le mécénat. En élargissant son champ d’action, la fondation espère insuffler un nouveau dynamisme dans la coopération franco-américaine. « La culture traduit les préoccupations des gens et ce à quoi ils pensent », explique Debra Dunn. « J’aime à dire que la culture reflète l’âme d’une nation. Si les arts du spectacle et les beaux-arts sont un volet important, nous nous intéressons aussi à l’aérospatial, à la gastronomie, à la diplomatie, à la médecine et à la science. Notre approche touche un public plus large et traduit plus fidèlement les relations transatlantiques actuelles. »
Parmi les principaux événements organisés ces derniers temps par la fondation, citons un symposium qui s’est tenu juste avant le lancement du télescope spatial James Webb, en présence d’employés de la NASA et de la société Arianespace, dont le siège est en région parisienne et qui est le premier fournisseur de systèmes de lancements commerciaux au monde. L’événement, intitulé « Le télescope James Webb : Découvrir la première lumière et le pouvoir de la science grâce aux partenariats », s’est déroulé à l’ambassade de France, qui abrite fréquemment les initiatives de la fondation et lui apporte son appui.
Plus récemment, la F-ACF a accueilli le chef Guillaume Gomez, ambassadeur de la gastronomie française et représentant personnel du président français en la matière, pour un débat sur le thème « La cuisine comme diplomatie : Autour de la table ». Les prochains événements prévus sont un colloque sur La Fayette, « l’homme dont on parle beaucoup [aux Etats-Unis] mais qu’on connaît mal », à l’automne 2024, puis, à l’hiver, une conférence intitulée « Savoir-faire et innovation : Oh là là et waouh », sur les dynamiques de la créativité.
La fondation prévoit également deux événements en soutien au Centre de recherche sur la biologie chimique du cancer, qui sera installé dans un nouveau bâtiment sur le campus de l’institut Curie à Paris. Debra Dunn souligne le bon accueil réservé par les Français aux propositions portant sur des questions interculturelles moins conventionnelles. « Explorer la manière dont nos deux pays se complètent », estime-t-elle, « est une source d’énergie, d’espoir et de créativité ».
Relier la Louisiane à la francophonie
En 2020, Scott Tilton, originaire de Louisiane, et son conjoint français Rudy Bazenet ont quitté leur emploi pour créer la Fondation Nous à La Nouvelle-Orléans. Selon Scott Tilton, co-fondateur et directeur exécutif, Nous a deux objectifs : « ramener le français dans le Vieux carré français » et servir de « plaque tournante entre la Louisiane et le monde francophone ». Au début de l’année, Nous a ouvert dans un bâtiment historique, la maison Beauregard-Keyes, son premier centre et musée dédié aux cultures française et créole.
Scott Tilton, ancien élève de Sciences Po à Paris, a d’abord été consultant auprès de l’Union européenne, des Nations unies et du gouvernement français. Il y a quelques années, il s’est associé à son mari diplomate pour organiser la candidature de la Louisiane à l’Organisation internationale de la Francophonie, une première pour un Etat américain. Le président Emmanuel Macron s’est rendu en Louisiane en décembre 2022 pour célébrer l’aboutissement du processus, puis plusieurs dirigeants de Nous ont été reçus à l’Elysée en juin dernier.
D’après Scott Tilton, 100 000 personnes en Louisiane ont déclaré, dans une enquête récente, parler le français à la maison. Depuis sa création, Nous a lancé plusieurs programmes gratuits d’apprentissage des langues, organisé des conférences pour la défense du français et du créole louisianais (ou kouri-vini) et mis sur pied des partenariats internationaux à l’appui d’actions de terrain. « Notre objectif est d’offrir une plateforme visant à abattre, par l’éducation et la recherche, la barrière qui sépare les Etats-Unis et le monde francophone. »
Autre première à l’instigation de Nous : un forum économique et un salon de l’emploi organisés à l’université Tulane en janvier 2023 ont réuni une trentaine d’entreprises et d’organisations, dont près de la moitié en provenance de l’étranger, principalement de France et du Québec. L’expérience sera renouvelée en avril 2024, et Scott Tilton est convaincu que ce rendez-vous – qu’il appelle en plaisantant à moitié « le Davos du bayou » – s’imposera dans le calendrier. La Fondation Nous a également produit deux longs métrages en créole, et a récemment ouvert une branche à Détroit pour réunir les francophones du Midwest. Une librairie francophone doit aussi ouvrir ce mois-ci à La Nouvelle-Orléans.
Une pépinière de décideurs des deux côtés de l’Atlantique
Autre institution très active, la French-American Foundation propose un programme varié à ses nombreux adhérents. L’organisation new-yorkaise et sa jumelle parisienne « jouent un rôle central dans la promotion des relations transatlantiques dans les domaines de la gouvernance, des affaires, des politiques publiques et de la culture », explique Caroline Naralasetty, présidente de la branche américaine. « Nous cherchons à créer un lien entre les jeunes dirigeants américains et français. » Le programme le plus connu de la fondation est celui qui sélectionne chaque année 40 à 45 Young Leaders français et américains pour une formation intensive destinée à les faire progresser dans leur domaine de spécialité. Emmanuel Macron, Hillary Clinton, mais aussi le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken, l’ancien Premier ministre Alain Juppé ou encore l’ancien sénateur et joueur de basket Bill Bradley sont tous d’anciens participants.
« Nous sommes une organisation qui rassemble », explique Caroline Naralasetty à propos des activités de la fondation. Par exemple, un « petit déjeuner politique » organisé à intervalles réguliers accueille un expert pour débattre de « sujets d’intérêt commun » comme l’urbanisme, les échanges commerciaux ou les sondages électoraux. En septembre dernier, un dîner sur le thème de la « prise de conscience environnementale » avait pour invitée Ravina Advani, responsable des ressources énergétiques naturelles et des énergies renouvelables chez BNP Paribas aux Etats-Unis. Chaque année, les adhérents se retrouvent en outre à Washington pour une conférence sur la cybersécurité, et le gala annuel de la fondation est l’un des événements les plus en vue de New York.
Lorsque la question de l’implication officielle de la France vient sur le tapis – ce qui ne manque jamais d’arriver – la fondation, comme d’autres ONG actives dans ce domaine, souligne son indépendance et explique s’appuyer sur les contributions du public. Mais les relations avec les hauts diplomates français aux Etats-Unis sont étroites. Pendant son mandat, l’ambassadeur de France Philippe Etienne a été l’invité d’honneur de deux petits déjeuners, et son prédécesseur, Gérard Araud, aujourd’hui à la retraite, est venu parler de la guerre en Ukraine et de l’élection présidentielle française avec les membres de la fondation en 2022. Un autre ancien ambassadeur à Washington, François Bujon de l’Estang, est directeur honoraire de l’organisation.
Entretenir les tombes et les monuments français aux Etats-Unis
Un après-midi de septembre dernier, un attroupement s’est formé sur la Cinquième Avenue à New York à l’occasion de l’inauguration d’une statue en bronze du Petit Prince, le jeune héros du conte mondialement connu d’Antoine de Saint-Exupéry, écrit par l’auteur à Manhattan et Long Island entre 1942 et 1943. La statue a été commandée par l’American Society of Le Souvenir Français. Cette société, qui est techniquement une branche de l’association française chargée d’entretenir les monuments aux morts et de préserver la mémoire des guerres, fonctionne aux Etats-Unis comme une ONG indépendante et peut à ce titre accepter les contributions du public.
Elle a entre autres la charge des 2 000 lieux de sépulture des militaires français morts et enterrés aux Etats-Unis, de la guerre d’indépendance à nos jours, ainsi que du suivi de nombreux monuments américains en rapport avec la France. Selon les recherches menées par l’association et son président, Thierry Chaunu, il y a plus de statues et de monuments à la gloire de Jeanne d’Arc aux Etats-Unis qu’en France, terre natale de la sainte et guerrière !
Soigner les relations commerciales transatlantiques
La French-American Chamber of Commerce Foundation a été créée en 2012 par cette chambre pour refléter l’expansion du commerce bilatéral entre les deux pays (138 milliards de dollars en 2019) et les opportunités que cela ouvre pour de nouvelles générations d’entrepreneurs. Les Etats-Unis sont la première destination des investissements français, et ils sont aussi le premier investisseur étranger en France. Le rôle principal de la fondation est d’offrir des bourses d’études au mérite à des étudiants post-licence français et américains. Elle y a déjà consacré plus d’un million de dollars.
Les membres de ces groupes franco-américains soulignent volontiers que leurs organisations, exception faite des guerres ou événements extrêmes, cheminent selon une logique bien distincte de l’état des relations bilatérales. Par exemple, Nous a été créée à un moment où les relations entre Washington et Paris étaient gravement fragilisées par la crise des sous-marins nucléaires à fournir à l’Australie. Le poète et dramaturge Paul Claudel, qui fut ambassadeur de France aux Etats-Unis à la fin des années 1920 et au début des années 1930, a peut-être eu raison de dire que ce qui rapproche les deux pays, par-delà leurs différences linguistiques et culturelles, c’est d’être « moralement unis par des liens de séculaire amitié ».
Article publié dans le numéro de décembre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.