Cinéma

« Je suis traversée par une forme d’hybridité culturelle, de Baldwin à Duras »

Le 19 novembre 2013, à l’heure où la marée monte, Fabienne Kabou abandonnait sa fille de 15 mois sur une plage du nord de la France. Pour cet infanticide qui défraya la chronique, la mère d’origine sénégalaise, ex-étudiante en philosophie qui plaide le « maraboutage », sera condamnée à vingt ans de prison. L’affaire sert de point de départ au film d’Alice Diop, Saint Omer, du nom de la ville où s’est tenu le procès. La réalisatrice répond à nos questions sur son premier long métrage de fiction, annoncé en salles américaines le 13 janvier et présélectionné pour représenter la France aux Oscars en mars – une réflexion sur la maternité, le racisme systémique et la place de la femme dans la société.
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Alice Diop. © Cyrille Choupas

France-Amérique : En 2016, vous avez assisté au procès de Fabienne Kabou dans le Pas-de-Calais. Qu’est-ce qui vous a marqué pendant l’audience ?

Alice Diop : Tout ce qui s’est passé au procès était d’une richesse, d’une profondeur, d’un mystère, d’un indicible irréductibles. Dans le film, j’ai essayé de restituer tous ces niveaux de lecture que la mise en scène expose dans la manière dont elle configurée : ces plans séquences, ces discussions et cette manière de placer cette femme au centre des regards. Il y a les paroles croisées de l’avocate, de la présidente, du juge d’instruction et enfin la parole de l’accusée. Ce que l’on entend n’a pas le même sens si l’on est une femme noire, ou blanche, ou un homme blanc. Ce qui me touche dans le personnage de Fabienne Kabou, c’est son ambivalence. Elle est une victime et en même temps elle ne l’est pas. Elle s’invente une thèse de doctorat sur le philosophe Ludwig Wittgenstein et non pas Aimé Césaire. C’est très émouvant comme choix, parce que ça dit tout ce qu’elle aurait aimé être et tout ce à quoi elle aurait aimé échapper. Elle veut échapper au fait d’être une femme noire dans l’imaginaire collectif.

Le tabou de l’infanticide vous permet d’aborder différents problèmes sociaux en France, dont la question post-coloniale, le racisme et la position de la femme. Des problématiques qui résonnent aux Etats-Unis, où le droit à l’avortement recule. Quels enjeux révèlent ces attaques qui visent le corps des femmes ?

Les nœuds inconscients qui m’ont amenée à faire ce film sont le tabou de l’enfant métisse et de la femme noire invisibilisée, ce qui m’intéressait plus que la figure de Médée [qui, dans la tragédie d’Euripide, tue ses deux enfants]. Mais le film s’ouvre aussi sur ces images d’archives qui montrent le corps victimaire des femmes tondues à la Libération, sur le texte d’Hiroshima mon amour de Marguerite Duras : c’est une réflexion sur le jugement du corps des femmes, et il y a dans le film à la fois une confiance et une défiance dans l’acte de juger la maternité. C’est compliqué d’isoler une problématique spécifique du film, car il englobe différentes thématiques. Tout ce que je peux dire, c’est que mon film est un ensemble de plans-séquences de 25 minutes sur une femme extrêmement complexe, que j’invite à écouter. Mais je suis dans l’incapacité de faire l’énumération de ce que l’on doit entendre, parce qu’il y a des choses qui sont conscientes et d’autres qui ne le sont pas du tout. Si on me demande si le film est une lutte contre le racisme, je n’ai pas envie de me prononcer parce que ce serait privilégier cette interprétation sur une autre. Mon film appelle le commentaire, mais je suis la dernière personne qui puisse fournir une interprétation.

La poétesse américaine Adrienne Rich dit que l’on a plus de connaissances « sur l’air que l’on respire, les mers que l’on traverse, que sur la nature et le sens de la maternité ». Quel est ce mystère de la maternité qui tente d’être résolu lors du procès ?

A un moment du film, il y a un passage sur les chimères, qui symbolise l’échange de cellules entre le corps de la mère et le fœtus lors de la grossesse. C’est un moment qui fait appel à des choses primitives en nous. Un moment de fracture où l’on pense des questions métaphysiques dans le cadre d’une théorie scientifique. Ce lien insondable et organique qu’on ne peut pas expliquer entre la mère et l’enfant est résumé par la métaphore des chimères : il s’agit d’un lien indéfectible qui nous lie à nos mères et qui résiste à la perte, à l’éloignement.

Etes-vous d’accord pour dire qu’il existe une tension entre particularisme et universel dans votre filmographie ?

Je pense que je suis dans l’universel depuis le début, ce même universel dont parle Edouard Glissant, un universel qui accueille tous les particuliers. Cette idée du vivre-ensemble sans dissoudre les différences, c’est quelque chose que je constate d’ailleurs aux Etats-Unis. Personnellement, je suis traversée par une forme d’hybridité culturelle – de Baldwin à Duras, en passant par Nietzsche, et au cinéma, Clouzot, Sembène, Bresson. Je suis façonnée par la grande culture européenne, mais aussi par les cultures minoritaires. Je suis dans une éthique de la relation.

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Le personnage incarné par l’actrice Guslagie Malanda, dans Saint Omer, est inspiré par Fabienne Kabou, une mère franco-sénégalaise qui a tué son enfant en 2013. Courtesy of Srab Films
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Alice Diop a reçu de nombreuses récompenses pour Saint Omer, dont le Grand prix du meilleur film du Festival du film de Gand, en Belgique. © Film Fest Ghent

Comment vivez-vous cette attention médiatique dans l’attente des Oscars et le fait que vous deveniez la réalisatrice noire du cinéma français ?

Je vis très mal le phénomène médiatique autour de moi . Quand je dis « Je ne veux pas être le symbole de la réalisatrice noire qui réussit » – ça devient un slogan qui donne l’impression que je me défie d’être une femme noire. Au contraire, c’est au centre de mon travail, mais de la même manière que James Baldwin disait « je ne suis pas votre nègre », je ne suis pas la femme noire que vous croyez, celle que vous projetez. Je suis beaucoup plus complexe. Par ailleurs, ce que je n’aime pas dans l’idée du symbole, c’est la position de solitude. Non pas que je ne veuille pas saisir l’opportunité, mais je veux que l’on soit nombreuses à la saisir ensemble. J’ai un rapport très ambivalent à la représentation car elle ne peut pas être utilisée pour invisibiliser les autres. Elle doit être un appel à un changement structurel profond d’une société qui doit permettre l’accès à d’autres femmes noires à tous les niveaux.

Vous refusez l’étiquette de « cinéaste de la banlieue » et visitez dans vos films, pour la plupart des documentaires, des lieux comme le théâtre (La mort de Danton, 2011), le PMU (Vers la tendresse, 2015), l’hôpital Avicenne de Bobigny (La Permanence, 2016), le RER B (Nous, 2021) ou le tribunal de Saint Omer. Quelle est l’importance des lieux pour vous ?

Je ne filme pas des institutions mais, à la façon d’une ethnologue, je m’intéresse aux lieux-symboles qui posent les contradictions, les ambivalences d’une société. Des espaces clos, qui mettent en scène quelque chose qui est difficilement dicible, comme la violence raciste ou l’impensé colonial. Mais il y aussi des endroits d’humanité comme le cabinet médical dans La Permanence, qui reçoit des personnes en difficulté. C’est à la fois un lieu de douleur et de soin, un refuge. Dans La mort de Danton, je filme dans le cadre du théâtre quelque chose qui ne peut pas être montré : comment la violence raciste tente de configurer l’autre à son image.

Dans Saint Omer, vous rendez hommage à Nina Simone. Quelle est l’importance de la culture américaine dans votre travail ?

La rencontre avec le jazz a été cruciale. J’ai besoin de m’inspirer de ces formes très rêches – la dissonance chez Alice Coltrane, l’impureté et la disharmonie chez Thelonious Monk ou chez Miles Davis, que j’ai découvert à la radio à un moment où j’avais cette habitude d’écouter les infos en permanence et je suis tombée sur un morceau de Kind of Blue. Quant à Nina Simone, il n’y a pas une seconde de ma vie qui ne soit incarnée par un de ses morceaux. C’est ma bible, comme si je vivais des passages de l’Evangile qui me permettent de comprendre ma vie. En peinture, les corps de femmes noires de l’artiste new-yorkaise Jennifer Packer m’ont aussi beaucoup marquée. Quand je vois au centre d’un tableau un corps noir, je me demande où sont les autres : c’est la matérialisation de tous les autres corps qui n’ont pas été regardés ou filmés. C’est à la fois l’émotion de voir quelque chose apparaître de nouveau, mais aussi l’immense tristesse de réaliser que ça n’a pas eu lieu avant.


Entretien publié dans le numéro de janvier 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.