Histoire

L’architecte des « Etats-Unis d’Europe » salué à Washington

Jean Monnet, qui a longtemps vécu à Washington, s’est distingué à double titre : en jouant un rôle majeur pour sauver le monde du nazisme, puis en déployant sa vision et sa force de persuasion pour créer une Europe unifiée. Le père fondateur français de l’Union européenne est aujourd’hui honoré par la capitale américaine.
[button_code]
Jean Monnet, alors président de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (l’ancêtre de l’Union européenne), arrive aux Etats-Unis pour une série de conférences avec le président Eisenhower, en mai 1953. © Bettmann Archive/Getty Images

En mai 2022, diplomates, législateurs et autres invités étaient rassemblés à l’ambassade de France à Washington pour voir l’ambassadeur Philippe Etienne dévoiler un banc vert – de ceux que l’on trouve dans tout jardin public français. Sa destination finale sera Rock Creek Park, vaste espace vert de près de 700 hectares au nord-ouest de Washington. Sur ce banc, une plaque commémorative rend hommage à Jean Monnet, l’homme d’Etat français qui en a très souvent parcouru les nombreux sentiers durant son long séjour dans la capitale américaine.

Pour ériger dans le district de Columbia une statue ou tout symbole commémorant durablement l’un de ses concitoyens, toute ambassade étrangère située à Washington doit en demander l’autorisation au Congrès américain. D’où la proposition de loi n°3579 soumise au Sénat afin de permettre, par ce banc public, d’« honorer les actions extraordinaires de Jean Monnet ayant contribué à rétablir la paix entre les nations européennes et à créer l’Union européenne ».

En 1939, alors que la perspective de la guerre assombrit le ciel européen, Jean Monnet a déjà mis entre parenthèses sa carrière de vendeur de cognac et de financier international afin de se mettre en quête d’avions et d’armements américains pour les Français. A la défaite de la France en 1940, il accepte l’invitation de Winston Churchill à rejoindre la British Purchasing Commission à Washington, avec pour objectif spécifique d’en étendre le champ d’action. Ainsi, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Jean Monnet sera au centre de toute l’opération américaine d’approvisionnement en armes, si vital aux Alliés.

Jean Monnet avait beaucoup d’admiration pour le président Franklin Roosevelt. A la Maison-Blanche, il avait pour principal interlocuteur Harry L. Hopkins, son influent conseiller, et comptait un large réseau au sein de l’administration Roosevelt et en dehors. Il avait aussi quelques éminents opposants, sans parler de ses ennemis. Outre les tensions résultant de son désaccord avec les lois sur la neutralité et avec le puissant lobby isolationniste, Jean Monnet a dû faire face à Henry Morgenthau Jr., secrétaire au Trésor, qui se méfiait profondément des banquiers d’affaires. On sait que, pour éviter tout négativisme, le chef des finances du pays a été tenu à l’écart d’au moins une réunion entre Roosevelt et le Français.

Vers l’unité européenne

Face à l’avancée d’Hitler en Europe, l’opposition à la guerre a fini par se relâcher à Washington. En 1941, le président Roosevelt, avec le soutien de Churchill, lance donc le programme Lend-Lease (« prêt-bail ») en promettant que les Etats-Unis deviendraient « l’arsenal de la démocratie ». Mais durant ses longues promenades dans Rock Creek Park, Jean Monnet pense déjà plus loin, s’interrogeant sur la façon d’immuniser l’Europe de l’après-guerre contre son cycle mortel de conflits. En 1943, il se rend à Alger pour s’adresser aux dirigeants de la France libre, parmi lesquels Charles de Gaulle.

« Les pays d’Europe sont trop étroits pour assurer à leurs peuples la prospérité et les développements sociaux indispensables », leur dit Jean Monnet. « Cela suppose que les Etats d’Europe se forment en une fédération ou en une entité européenne qui en fasse une unité économique commune. » Après la Libération, de Gaulle lui demande de mettre en œuvre un plan de modernisation national pour relancer l’économie française. Dans cette entreprise, Jean Monnet est fortement influencé par son expérience du système gouvernemental et du style de vie américains.

jean-monnet-ceca-cee-ue-union-europenne-eu-european-union-washington-dc-banc-bench-2
En 1945, la guerre terminée, Jean Monnet (avec le chapeau) quitte Washington et rentre en France. © Keystone/Jean Monnet Foundation for Europe

Les Pères fondateurs des Etats-Unis ont rédigé puis signé la Déclaration d’indépendance marquant la naissance des Etats-Unis d’Amérique à la Pennsylvania State House, à Philadelphie. Les père fondateurs européens prendront les premières mesures concrètes en faveur d’une Europe unifiée au domicile français de Jean Monnet, une chaumière dans le hameau de Houjarray, près de Paris. Jean Monnet l’a achetée en 1945, peu après son retour de Washington. Il remplaça donc, pour ses balades matinales, Rock Creek Park par les bois environnants.

C’est à Houjarray qu’au printemps 1950, Jean Monnet rédige sa proposition de fusionner la production française et ouest-allemande de charbon et d’acier, matières premières essentielles à la guerre, en vue de la placer « sous une autorité supérieure de contrôle, dans le cadre d’une organisation qui reste ouverte aux autres pays européens ».

Le document qui encadre cette initiative franco-allemande a été réécrit neuf fois avant de satisfaire les deux parties, mais le 9 mai 1950, Robert Schuman, ministre français des Affaires étrangères, annonce la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, y voyant « les premières assises concrètes d’une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». Peu après, l’Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas signent le texte à leur tour, posant les fondements de la Communauté européenne.

Un projet européen avec un appui américain

Tout comme aujourd’hui, Washington était la capitale mondiale du réseautage et Jean Monnet, conscient de l’importance d’un appui américain pour espérer voir se concrétiser son rêve d’une Europe unie, a veillé à s’entourer de soutiens stratégiques. Son principal allié était John Foster Dulles, un vieil ami avec lequel il avait travaillé à la Société des Nations après la Première Guerre mondiale, et qui deviendra secrétaire d’Etat du président Dwight Eisenhower.

jean-monnet-ceca-cee-ue-union-europenne-eu-european-union-washington-dc-banc-bench-4
Jean Monnet (au centre) et ses collaborateurs à Luxembourg le 30 avril 1953, à la veille de l’ouverture du marché commun européen de l’acier. © USA/SRE Paris
jean-monnet-ceca-cee-ue-union-europenne-eu-european-union-washington-dc-banc-bench-3
Jean Monnet (à droite) rencontre le président Kennedy à la Maison-Blanche, en juin 1962. © Keystone France/Gamma-Keystone/Getty Images

En avril 1952, Jean Monnet donne une conférence au Washington Press Club, commençant par ces mots : « Nous nous trouvons à un moment opportun pour parler de la création de l’Europe. » Avant de souligner « les principales étapes de la voie dans laquelle nous avançons, ainsi que les objectifs que nous espérons atteindre pour l’Europe », puis d’énumérer les institutions européennes envisagées, dont la Cour de justice et le déploiement d’une force de défense (un sujet longtemps débattu mais encore incertain).

Une traduction anglaise de ce discours fut envoyée au président américain. Cela étant, Eisenhower soutenait déjà le concept d’une intégration européenne et avait lui-même appelé de ses vœux, un an plus tôt, à Londres, une Europe unie économiquement et politiquement. L’unification de l’Europe était devenue – et reste – une partie intégrante de la politique étrangère des Etats-Unis.

En 1955, Jean Monnet fonde le Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe, rassemblant des partis politiques et des syndicats européens afin d’en faire la force motrice à l’origine de toutes les initiatives propices à la future Union européenne. Cela comprenait la création du Marché commun européen, du Système monétaire européen, du Conseil européen et des élections parlementaires européennes. Le 25 mars 1957, le traité visant à « établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens » est signé à Rome par les dirigeants des six nations fondatrices : la France, l’Allemagne de l’Ouest, la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie et le Luxembourg.

jean-monnet-ceca-cee-ue-union-europenne-eu-european-union-washington-dc-banc-bench-5
Jean Monnet devant sa maison d’Houjarray, dans les Yvelines, à l’ouest de Paris, en 1975. © AFP

Jean Monnet meurt en 1979, satisfait du résultat de ses efforts aux Etats-Unis et convaincu jusqu’à la dernière heure que « la paix et la prospérité ne peuvent être assurées que par l’union des hommes ». De sa retraite à Houjarray, il exhortera les gouvernements : « Continuez, continuez, il n’y a pas pour les peuples d’Europe d’autre avenir que dans l’union. »

Et le banc public ? Dans la capitale américaine, il est vu comme un geste de reconnaissance – tardif – saluant l’héritage de Jean Monnet dans les relations transatlantiques. Plus encore, depuis le Brexit, Washington et Paris constatent un vide en lieu et place de la « relation spéciale » anglo-américaine. Envolée la revendication des Britanniques selon laquelle, en qualité de membre de l’Union européenne, le Royaume-Uni était l’interlocuteur idéal entre les Etats-Unis et l’Europe. Aujourd’hui, c’est le président Macron qui a eu l’honneur de recevoir de l’administration Biden la première invitation pour une visite d’Etat à Washington.


Article publié dans le numéro d’avril 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.