Musique

Stromae, un succès belge en Amérique

Il y a quelques mois, après 27 dates aux Etats-Unis, au Canada, en France et en Belgique, Stromae mettait subitement fin à sa tournée internationale. En cause : une « dégradation de [son] état de santé ». A cette occasion, un documentaire disponible sur TV5MONDEplus revient sur le « fabuleux destin » de Paul Van Haver, gamin belge devenu sensation de la chanson française. Entretien avec le producteur Philippe Henry et le journaliste Thierry Coljon, critique musical au Soir et auteur de plusieurs livres sur Stromae.
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© Michael Ferire

France-Amérique : C’est la question que tout le monde se pose. Comment va Stromae depuis cet épuisement professionnel ?

Thierry Coljon : Il irait bien, mais je pense qu’on ne le reverra pas sur scène dans l’immédiat. Il est apparu dans des restaurants à Bruxelles et sur la côte belge et a même accepté des selfies avec les commerçants. Donc apparemment, il va bien. Ses problèmes de santé ont commencé en 2015, à la fin de la tournée Racine carrée. Il était sur les genoux. Il a dit plus tard que ça avait été plus grave qu’il le pensait, qu’il avait fait des rechutes et même des séjours à l’hôpital. Quand je l’ai revu en 2022, au moment de la sortie de l’album Multitude, il semblait aller très bien. A aucun moment, il ne pensait que le mal qui le possède se réveillerait. Je ne donne pas de nom parce que je ne suis pas son médecin et que lui-même n’a jamais communiqué sur le sujet. On ne peut que supputer. Il est le roi pour créer la surprise en révélant un clip ou un nouveau morceau, mais lorsque ça concerne sa santé, c’est le silence à tous les étages !

Comment est né ce nouveau documentaire, Le fabuleux destin de Stromae ?

Philippe Henry : J’avais déjà produit Qui es-tu Stromae ?, en 2015, qui venait clôturer ce qui avait été l’année folle de Stromae. J’ai envoyé une équipe au Rwanda pour filmer son concert apothéose. Nous avons suivi sa conférence de presse, les écoliers de Kigali qui reprennent ses chansons en chœur, le fameux moment où il interprète « Papaoutai » devant des membres de sa famille… Son père a été tué pendant le génocide et la chanson a eu une résonance toute particulière. C’était un moment extraordinaire. Le documentaire a fait le deuxième meilleur chiffre d’audience de la chaîne RTL TVI en 2015 ! En 2022, pour la RTBF cette fois-ci, j’ai retracé l’histoire de Stromae et de son album Multitude. Après l’annulation de sa tournée [en avril dernier], la chaîne m’a demandé de mettre à jour le documentaire et d’intégrer sa rechute et le questionnement de ses fans à propos de son état de santé.

En 2016, dans votre premier roman, vous racontiez le suicide de Stromae dans un appartement de Manhattan, trois jours après un concert triomphal au Madison Square Garden… Une œuvre de fiction morbide ?

Thierry Coljon : C’était de l’humour belge mal placé ! En fait, des éditeurs me réclament depuis longtemps une biographie à l’américaine incluant des entretiens avec lui, ses proches et ses collaborateurs. Mais Stromae continue de refuser. Il m’a dit : « C’est toi qui me connaît le mieux dans la presse, mais je refuse que ça paraisse de mon vivant. » Alors je l’ai pris au mot et mon livre est devenu un roman, inspiré par la tournée américaine à laquelle j’ai assisté. Mon dernier livre sur lui, Stromae : Les dessous d’un phénomène (2023), n’est pas non plus une biographie, mais une analyse de ses textes, de son succès et de sa place dans l’univers de la musique francophone et belge en particulier.

On dit souvent que le succès de Stromae est « très belge ». Qu’est-ce que ça veut dire, selon vous ?

Philippe Henry : Comme Bruxelles, la ville où il a grandi, Stromae est au centre de toutes les cultures, de toutes les influences. Il y a de l’Afrique en lui, du Jacques Brel, du Buena Vista Social Club, du Cesária Evora… Il a aussi ce sens très belge de l’autodérision.

Thierry Coljon : Nos artistes ont compris qu’il faut se différencier pour réussir en France, une étape obligatoire avant de percer à l’international. Ils n’hésitent pas à forcer le trait. Jacques Brel chante qu’il est « beau et con à la fois », Annie Cordy se moque d’elle-même en se déguisant… Je vois mal Mylène Farmer ou Céline Dion faire la même chose ! La Belgique est tellement minuscule à côté de la France que nos artistes ne peuvent pas frimer. Du coup, ils trouvent autre chose. Stromae est ainsi le premier à avoir mélangé le rap, l’électro et la chanson de façon aussi originale : réécoutez « Alors on danse ». Le voilà qui débarque maintenant avec Multitude, un album de musique du monde à l’heure où plus personne ne fait ça. Et ça marche !

Comment expliquez-vous le succès planétaire de cette recette, notamment aux Etats-Unis ?

Thierry Coljon : Stromae est convaincu qu’on peut avoir du succès dans le monde entier en chantant en français, et il intrigue. Les late-night shows l’aiment beaucoup. Invité par Cartier, il a participé en 2022 au Met Gala dans une tenue de sa création ! Il est différent des artistes que la francophonie a l’habitude d’envoyer outre-Atlantique. Lorsque Patrick Bruel chante aux Etats-Unis, c’est dans quelques petits clubs, pour un public français. Stromae, c’est un vrai succès américain. Et ce, essentiellement en salles et en ligne. Aucun de ses albums n’est entré dans le top 200 du magazine Billboard, mais il fait salle comble, ou presque, partout où il va. Plus de 20 000 personnes sont venues le voir à New York en 2015 ! Devant le Madison Square Garden, j’ai interviewé des adolescents noirs qui ne parlaient pas un mot de français mais s’amusaient à traduire ses textes à l’aide de Google ! Ils savaient tous de quoi il parlait. De fait, ils s’identifiaient à ce jeune chanteur noir venu leur parler de racines et de genre, des sujets auxquels les Américains sont très sensibles. Madonna, Kanye West, will.i.am et le festival Coachella ont aussi contribué à son succès outre-Atlantique.

Philippe Henry : Stromae est aujourd’hui une référence pour de nombreux artistes. Ils ne s’y trompent pas. Indépendamment de la chanson, Stromae incarne une esthétique globale. Chacun de ses spectacles ou de ses clips, comme celui de « Quand c’est ? », coréalisé par son frère Luc, est une toile complète. De la mode, de la vidéo, des danseurs et même des robots, rien n’est laissé au hasard. C’est soigné de A à Z, universel et intergénérationnel. Sans s’en rendre compte, on danse sur des choses qui sont d’une gravité extrême, avec un regard critique sur notre société, les réseaux sociaux, le couple, notre indifférence par rapport aux malheurs du monde… C’est tout sauf superficiel.


Le fabuleux destin de Stromae est actuellement disponible sur TV5MONDEplus.