The Observer

Une révolte française pour la retraite aux implications profondes

Vivre pour travailler ou travailler pour vivre ? L’ampleur et l’intensité des manifestations actuelles traduisent un profond mécontentement face à la nature même du travail et à sa place dans la vie des gens, en France comme à l'étranger.
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© Mathilde Aubier

Rien de tel qu’une âcre bouffée de gaz lacrymogènes sur les boulevards parisiens pour marquer l’arrivée du printemps. Traditionnellement, avec le retour des beaux jours, les arbres et les manifestations bourgeonnent le long des avenues et les manifestants s’affrontent avec les C.R.S. Cette année, cependant, la colère est palpable et l’ambiance toujours plus violente, non seulement dans la capitale mais aussi dans de nombreuses villes et villages du pays. La première cause en est la réforme du système français des retraites, que le gouvernement a imposée sans vote parlementaire : l’âge minimum de la retraite est passé de 62 à 64 ans et la durée de cotisation sera allongée. Pourtant, l’ampleur et l’intensité des manifestations traduisent un profond mécontentement face à la nature même du travail et à sa place dans la vie des gens. Si ces préoccupations peuvent sembler spécifiquement françaises, elles font écho à un débat de longue date dans nos sociétés.

Vu de l’étranger, surtout depuis les économies libérales du monde anglo-saxon, ce qui se passe en France a de quoi décontenancer. Il est un fait notoire que les systèmes de retraite sont difficiles à comparer. Cela étant, dans la plupart des états membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’âge légal de la retraite est d’ores et déjà plus élevé qu’en France, et grand nombre de ces pays continuent à le relever. Au Royaume-Uni, par exemple, le droit à des allocations complètes commence à 66 ans et passera à 67 ans d’ici 2028. Aux Etats-Unis, l’âge normal de la retraite varie de 65 à 67 ans et progresse encore. Qui plus est, en France, la durée de la retraite est plus longue – en moyenne 23,5 ans pour les hommes et 27,1 pour les femmes – que dans la plupart des pays de l’OCDE, surtout aux Etats-Unis.

Au regard de ces critères, la réforme d’Emmanuel Macron peut sembler normale, tardive, voire même timide. (Rappelons au passage que le président visait au départ 65 ans.) Or, ce ne sont pas juste deux années de plus à cotiser qui ont motivé ce tollé, mais un faisceau bien plus complexe de facteurs, ancrés dans un rapport culturel au travail. Et ce, à une période où l’on met nettement plus l’accent sur l’équilibre vie privée-vie professionnelle – la différence entre gagner sa vie et vivre sa vie.

Pour comprendre l’ampleur du mécontentement, il faut mesurer ce que signifie la « valeur travail », terme dans lequel les critiques voient allègrement la traduction de la théorie marxiste de la valeur. (D’où la conclusion que les manifestants seraient tous d’affreux gauchistes.) Dans le langage courant, cependant, la valeur travail renvoie au sens du travail et à sa place dans la société. Si le droit d’obtenir un emploi est inscrit en préambule de la Constitution française de 1946, le travail devrait néanmoins être vu, selon les nombreux critiques du gouvernement, comme un moyen de parvenir à un but et non comme une fin en soi. Le philosophe contemporain André Comte-Sponville souligne avec ironie que le travail est une contrainte: le mot lui-même vient du latin trepalium, qui désignait un instrument de torture. Les gens cherchent à s’accomplir par le travail, alors que les entreprises cherchent à en tirer profit en gagnant en productivité. Personne, selon André Comte-Sponville, ne veut travailler par amour du travail.

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© Mathilde Aubier

C’est pourquoi la réforme introduite de force par le gouvernement d’Emmanuel Macron est devenue une poudrière pour ses contestataires. Le système de retraite de base fonctionne suivant un principe de répartition : les pensions actuelles sont directement financées par les cotisations des travailleurs, ce qui diffère du modèle par capitalisation, dicté par le marché, en place dans la plupart des pays anglo-saxons. Ce régime par répartition crée un lien de solidarité entre les générations, et tous les travailleurs français ont la garantie de recevoir une pension publique. Les prélèvements obligatoires élevés sont vus comme la contrepartie de cette garantie et comme la partie intégrante d’un contrat social qui remonte au siècle des Lumières.

Créé juste après la Seconde Guerre mondiale, le système de protection sociale français est une extension naturelle de ce contrat. En 1945, l’âge minimum de la retraite a été fixé à 65 ans et ne fut pas modifié avant 1982 quand un gouvernement de gauche, mené par François Mitterrand, décida de l’abaisser à 60 ans au nom de « la bataille pour le temps de vivre ». De là l’idée que la retraite devrait être un long « âge d’or » de la vie. Et puis elle apparaissait comme une récompense bien méritée après des années de labeur. Malgré des pressions démographiques et financières croissantes, les tentatives de modifier à la marge le système se sont régulièrement heurtées à l’opposition féroce de la population. Enfin, en 2010, l’âge minimum de départ en retraite a été relevé à 62 ans, en dépit de grèves, de manifestations et d’émeutes qui, avec le recul, annonçaient l’agitation provoquée par la réforme actuelle. (Qu’Elon Musk ait approuvé dans un tweet la politique d’Emmanuel Macron a pu contribuer à jeter de l’huile sur le feu.)

Certains commentateurs étrangers se sont demandé si les Français ne seraient pas tout simplement paresseux. Car, en effet, pourquoi se plaindre quand on travaille 35 heures par semaine, qu’on a cinq semaines de congés payés par an et qu’on peut compter – malgré tout – partir à la retraite relativement tôt ? Or, la paresse n’entre pas en ligne de compte. Comme beaucoup l’ont relevé, les Français travaillent déjà dur. Agrégée, leur productivité est supérieure à la moyenne des autres économies du G7 et environ 25 % supérieure à la moyenne des pays de l’OCDE (hors Etats-Unis). En revanche, la réforme d’Emmanuel Macron frappe de plein fouet les ouvriers, surtout les femmes, qui ont des carrières moins linéaires que les hommes. Le système de protection sociale se trouve dégradé, dénoncent les manifestants, au moment même où le travail devient plus difficile et moins gratifiant.

La véritable question est : doit-on vivre pour travailler ou travailler pour vivre, en particulier dans des sociétés soumises à une profonde transformation économique ? Les Français ont leur approche quand il s’agit de défendre l’équilibre entre travail et loisirs. Charles de Gaulle lui-même a dit un jour : « La vie n’est pas le travail. Travailler sans cesse rend fou. » Plus encore, comme l’a finement observé Catherine Porter, journaliste canadienne installée à Paris, la lutte actuelle pour préserver la retraite touche à l’histoire même de la France, à son identité et à sa fierté au regard de droits du travail et de droits sociaux durement acquis.

Ce combat existentiel vient d’être illustré par la controverse déclenchée par Sandrine Rousseau, femme politique et économiste écologiste, en prônant « le droit à la paresse » et la semaine de 32 heures. Immédiatement accusée de porter la voix des fainéants, Sandrine Rousseau n’a pourtant fait que reprendre l’argument avancé entre autres par Paul Lafargue, socialiste radical français du XIXe siècle (et gendre de Karl Marx). Dans un pamphlet intitulé Le Droit à la paresse, Paul Lafargue affirmait que la classe ouvrière a été corrompue par « le dogme du travail », responsable de « toutes les misères individuelles et sociales ». Le temps de travail, décrète-il, ne devrait pas excéder trois heures par jour. (Notons qu’en 1930, John Maynard Keynes, que l’on peut difficilement qualifier de socialiste pur et dur, avait lui aussi prédit la journée de trois heures !) La conviction que le travail est sacré et la paresse, un péché, résulte d’une alliance contre nature entre le clergé et les capitalistes. Près de 150 ans plus tard, ces mêmes arguments refont surface, cette fois pour des raisons plus pragmatiques qu’idéologiques. Selon l’essayiste français Gaspard Koenig, reconnaître le droit à la paresse permettrait de traiter deux priorités impérieuses : établir un nouveau contrat social qui tienne compte de la réduction du temps de travail due au développement technologique, et réévaluer l’importance de la productivité afin de protéger l’environnement. « Il ne s’agit pas de dénigrer le travail », précise-t-il, « mais d’admettre que celui-ci ne résume pas l’ensemble des activités qu’un être humain entreprend dans et pour la société ».

France, un grand nombre de personnes se disent de plus en plus déçues par leur emploi. Or, le même sentiment s’observe dans plusieurs pays, y compris aux Etats-Unis, où la retraite obligatoire est depuis longtemps assimilée à une pauvreté imposée. D’après un sondage de 2022, les Américains sont toujours plus nombreux à préférer un meilleur équilibre vie professionnelle-vie privée à un salaire plus élevé – 63 % contre 37 % –, et la conviction originelle que travailler dur pendant de longues heures amènera sa juste récompense s’effrite. Il semblerait que la culture du turbin n’ait plus la cote. Selon un récent sondage Gallup, seulement 32 % des salariés américains sont impliqués dans leur travail, soit un recul de 4 % en deux ans. Fait significatif, ce déclin est encore plus net chez les jeunes : selon une enquête LinkedIn, près de 70 % de la génération Z et des milléniaux pensent quitter leur emploi dans l’année, un grand nombre démissionnant en ligne. En somme, le Big Quit est en train de devenir #QuitTok.

Et si le droit à la paresse n’était pas seulement un slogan mais une réalité économique et sociale, en France comme ailleurs ? (Même la Chine connaît un rejet des pressions sociétales à travailler.) A mesure que les prochaines vagues d’automatisation et d’évolution technologique refaçonneront le marché de l’emploi, il faudra trouver de nouvelles solutions. Certaines personnalités politiques et certains économistes parlent de nouveau d’un revenu de base universel, à l’essai dans plusieurs villes américaines, et plusieurs gouvernements expérimentent des semaines de travail plus courtes sans perte de salaire. Rompre à jamais avec le dogme du travail dénoncé par Paul Lafargue pourrait bien être inévitable. Après tout, Boris Vian lui-même, grand écrivain et anticonformiste, affirmait que « si le travail est l’opium du peuple, alors je ne veux pas finir drogué ».


Article publié dans le numéro de mai 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.