Pour mémoire, rappelons quelques étapes de ce qui fut, mais n’est plus, l’intolérance française. On commencera symboliquement avec la nuit de la Saint-Barthélemy, en 1572, lorsque les ligues catholiques exterminèrent systématiquement les minorités protestantes. Cette haine de la différence religieuse resurgira en 1685 avec la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV, qui contraint les protestants à une conversion forcée ou à l’exil. Beaucoup, d’ailleurs, partirent pour les Etats-Unis, où les huguenots plantèrent les premiers vignobles. La ville de New Rochelle, dans l’État de New York, est un écho de cette immigration venue de La Rochelle, alors une place forte protestante.
Les juifs, sans surprise, ne furent pas beaucoup mieux traités au cours de l’histoire de France. Il fallut attendre la Révolution pour que soit reconnue leur citoyenneté en tant qu’individus, mais pas encore en tant que communauté. Cette admission de leur citoyenneté n’empêcha guère la virulence de l’antisémitisme, dont l’affaire Dreyfus fut un sommet. Si le capitaine alsacien n’avait pas été juif, et quel que fut son dévouement à l’armée française, il n’aurait évidemment pas été condamné en 1894 pour espionnage au profit des Allemands. Il dut attendre jusqu’en 1906 sa réhabilitation à la suite d’une campagne d’opinion menée par l’écrivain Emile Zola.
Mais la religion n’était pas la seule différence insupportable au plus grand nombre des Français. Les cultures venues d’ailleurs, fussent-elles chrétiennes, n’étaient pas forcément mieux accueillies. Les immigrés italiens à Aigues-Mortes en firent les frais en 1893, victimes d’un massacre parce qu’on les accusait de voler le travail des ouvriers français dans les marais salants. Quant aux Polonais, mineurs de charbon en particulier, invités à s’installer en France pour reconstruire le pays après la Grande Guerre, ils ne trouvèrent aucun prêtre français qui acceptait de dire la messe pour eux. Si bien qu’ils durent importer leurs propres religieux.
Quand Léon Blum, premier chef du gouvernement d’origine juive, français depuis des générations, accéda au pouvoir en 1936, il fut la cible d’une campagne antisémite d’une violence comparable à ce que l’on pouvait alors vivre en Pologne, en Russie ou en Allemagne. Le sommet de l’intolérance fut évidemment atteint avec le régime de Vichy quand les décrets contre les juifs, à partir de 1940, les exclurent de la plupart des métiers et préparèrent leur extermination, avant même que les occupants nazis ne le réclament au maréchal Pétain. On aurait pu imaginer que la Shoah disqualifie l’antisémitisme après la Deuxième Guerre mondiale. Ce ne fut pas le cas. En 1954, Pierre Mendès France, président du Conseil d’origine juive, d’une famille française depuis des siècles, fut comme Léon Blum en son temps la cible d’une campagne antisémite d’une incroyable violence dont j’ai personnellement le souvenir.
Quand la France est-elle passée de l’intolérance à la tolérance ? Le basculement est récent puisque en 2013, c’est à dire hier, une loi autorisant le mariage homosexuel fut adoptée par le Parlement, mais suscita dans la rue d’importantes manifestations au nom des éternelles valeurs chrétiennes. Et voici qu’aujourd’hui parvient au sommet du pouvoir un jeune Premier ministre de 34 ans qui, à priori, accumule les différences. Le grand-père de Gabriel Attal était juif tunisien et lui-même est ouvertement homosexuel. Il vivait d’ailleurs en couple, légalement, avec notre nouveau ministre des Affaires étrangères. La ministre de la Culture, fonction emblématique s’il en est, est d’origine marocaine, succédant à une autre ministre qui, elle, était d’origine libanaise. Plus proche des Etats-Unis, notons que le nouveau conseiller culturel de l’ambassade de France, qui vient de prendre ses fonctions à New York, Mohamed Bouabdallah, est d’origine algérienne. Le plus remarquable dans toutes ces promotions est qu’elles ne soulèvent dans la société française aucune réprobation, ni même aucune interrogation, en dehors de quelques groupuscules marginaux et ultra-conservateurs qui se manifestent sur les réseaux sociaux. En vérité, le judaïsme et l’homosexualité du chef du gouvernement n’interpellent plus personne. Il est loin, et pourtant si proche, le temps de Mendès France.
Certes, il subsiste des résistances et traces d’intolérance. On sait ainsi que le mouvement #MeToo, né aux Etats-Unis et importé en France, fut loin de susciter l’unanimité. N’était-ce pas, demandait en 2018 Catherine Deneuve, icône féminine nationale, une atteinte à la culture française de la séduction ? Le sexisme, qui est le contraire de la séduction, est loin d’avoir disparu. Tout récemment, Gérard Depardieu, vedette emblématique du cinéma français, accusé de harcèlement sexuel et de viol, n’a pas subi le sort d’un Harvey Weinstein. Au contraire. Au nom de son « génie », l’acteur a reçu l’appui du président de la République, qui a déclaré qu’il « rend[ait] fière la France », négligeant au passage de mentionner ses victimes féminines.
Il reste donc du chemin à parcourir avant que la société française ne devienne totalement égalitaire. Il subsiste aussi un obstacle majeur à la tolérance qui n’est pas sans rappeler la situation des Afro-Américains aux Etats-Unis : la communauté française d’origine arabo-musulmane, qui représente à peu près 10 % de la population, est loin d’être acceptée comme totalement française. La plupart des Français dits de souche attendent de cette communauté qu’elle « s’intègre », c’est-à-dire qu’elle renonce à son identité. Nous sommes encore loin, en France, d’accepter que la diversité est une composante essentielle de notre civilisation. Trop persistent à le croire, mais cela fait bien longtemps que nos ancêtres ne sont plus les Gaulois.
Editorial publié dans le numéro de mars 2024 de France-Amérique.