Comment pénétrer l’âme des peuples ? Je recommande, infaillible, la publicité télévisée. Quand je me trouve aux Etats-Unis, rien ne m’instruit mieux sur les passions du moment que les publicités : les automobiles, confortables comme un salon, et l’hygiène du corps et de la maison dominent. Point commun à ces publicités : le prix des choses comme argument de séduction y est toujours mentionné. Passons aux écrans français : le chic et la gastronomie dominent, du parfum au jambon de terroir. La mise en scène est plus sophistiquée qu’aux Etats-Unis, au point d’ignorer le produit, et le prix n’est que rarement indiqué, trop vulgaire. Ces publicités révélatrices de nos deux civilisations reflètent le cycle des échanges franco-américains. La France vue des Etats-Unis, c’est chic et cher : mode et parfum. Les Etats-Unis, depuis la France, c’est populaire : Disneyland et Burger King.
Je simplifie, évidemment, pour atteindre l’essentiel : ce qui est populaire et américain finit tôt ou tard par gagner la France. Pour mémoire, rappelons que Disneyland, Starbucks et Facebook, initialement décriés en France, y sont devenus d’immenses succès populaires – malgré les prophéties initiales de nos intellectuels. Alors j’invite à regarder les publicités télévisées américaines, celles qui ne sont pas encore parvenues en France et qui nous guettent : notre avenir commun est inscrit sur les écrans. Je note en ce moment une publicité envahissante qui a jusqu’ici épargné la France : la quête de notre généalogie et le recours à l’ADN pour ce faire. Aux Etats-Unis, la proposition est banale : envoyez un échantillon de salive et un chèque à une agence spécialisée qui, en retour, vous révélera un ancêtre cherokee ou balte. De cette reconnaissance scientifique de ses origines, le chaland retire une fierté nouvelle, son identité enrichie de tous ces trisaïeuls inattendus. Tel qui se croyait 100 % irlandais se découvre aussi suédois ou sicilien. Mieux qu’une seule identité, votre ADN en révèle une collection, multipliant la fierté de vos origines multiples.
Cette passion de l’ADN s’inscrit dans l’air du temps et en constitue l’idéologie dominante. Chacun aujourd’hui, sans doute parce que les idéologies partisanes s’affadissent, préfère se définir par d’où il vient et se perçoit comme la somme de ses origines. Nous voici entrés dans l’ère de l’identité et de la diversité : sous le microscope de l’ADN, l’identité sans diversité n’existe pas, sauf à descendre d’Adam et Eve en ligne directe.
Il est vrai qu’avant même le recours à l’ADN, les Américains cultivaient ce culte des racines, comme en témoignent les documents administratifs où il convient de décliner ses origines. De Blanc, Noir, Asiatique et Amérindien il y a cent ans, on en est aujourd’hui à quelque quarante cases à cocher, avec la possibilité d’en sélectionner plusieurs : multiplicité qui est devenue la norme. En France, on le sait, les origines ethniques sont supposées invisibles : qui y croit encore ? La France n’échappera pas à cette tendance américaine tant l’identité et la diversité y sont tout autant devenues des piliers du débat, courtois ou assassin, quand il s’agit de maudire l’immigration comme source de tous les maux. En pratique, certains sont fiers d’être devenus français tout en venant d’ailleurs. D’autres préfèrent venir d’ailleurs sans devenir français et d’autres encore prétendent descendre des Gaulois.
La vérité historique est que l’immigration, depuis que les Romains envahirent la Gaule, a inventé la France. Devrait-on en conséquence, pour se dire Français authentique, s’intégrer, s’assimiler ou cultiver sa différence ? Une querelle qui occupe les partis peut-être plus que les citoyens eux-mêmes. C’est à ce seuil que l’ADN – et son utilisation commerciale, qui arrivera des Etats-Unis – va épicer le débat. Imaginons par exemple qu’un leader d’extrême droite, maniaque de l’assimilation, se découvre des ancêtres cambodgiens ou wolofs – probable compte tenu du passé colonisateur de la France : pourra-t-il protester avec le même enthousiasme contre « l’invasion » migratoire ?
Les Français, tels qu’ils existent réellement, sont des immigrants, exactement comme les Américains. En raison même de la situation géographique et de la richesse de son territoire, la France a toujours aimanté les démunis, les misérables et les damnés de la terre. Des Français, français de souche, à la manière des peuples premiers d’Amérique du Nord, il n’en existe pas. Tous viennent d’ailleurs. Ils ne sont pas descendus du Mayflower, mais de mille Mayflower et depuis vingt siècles, n’ont cessé d’accoster en France. Ils persévèrent et quand les tests ADN seront autorisés en France et devenus aussi populaires qu’aux Etats-Unis, on pourra jouer à superposer les cartes génétiques de nos deux nations et y découvrir une variété comparable. En somme, notre identité, c’est notre diversité.
Editorial publié dans le numéro de février 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.