Entretien

« Etre moderne, ce n’est pas ignorer le passé »

Pierre Vesperini, historien de la philosophie antique, publie Que faire du passé ? Réflexions sur la cancel culture. Il y saisit à bras le corps les tendances actuelles du wokisme et de l’annulation, qui visent à faire taire, voire à effacer de l’histoire, toute personnalité, œuvre ou parole jugée non conforme à notre sensibilité moderne. Du passé faisons table rase ? Pas si vite !
© Hervé Pinel

France-Amérique : L’étude des classiques grecs et latins est en recul en France comme aux Etats-Unis. Comment l’expliquer ? Ces disciplines seraient-elles devenues inutiles dans notre société matérialiste ?

Pierre Vesperini : Le recul des classics est, à mon avis, un processus qu’on peut faire remonter à l’avènement de la civilisation bourgeoise, au début du XIXe siècle. « A quoi ça sert ? » C’est typiquement une question d’homme d’affaires. Elle va d’ailleurs concerner toutes les humanités : la philosophie, l’art, l’histoire, etc. C’est un processus qui remonte loin dans le temps et qui n’a cessé de progresser au fur et à mesure que la civilisation bourgeoise perdait le contact avec les valeurs que lui avait léguées les civilisations aristocratiques qui l’avaient précédée, en particulier les valeurs de la beauté, du jeu, du courage, et celles de l’Antiquité.

Que répondez-vous à ceux qui disent que les classiques ne véhiculent que des préjugés racistes, bourgeois et machistes ?

La vieille hostilité utilitariste envers les classics a trouvé un allié de poids chez ceux qui considèrent que les classics véhiculent, comme vous le dites, « des préjugés racistes, bourgeois et machistes ». Mais il ne peut pas y avoir de préjugés « racistes » dans l’Antiquité, dans la mesure où le racisme est une invention moderne. La notion même de « race » n’existait pas dans l’Antiquité. Il n’existait pas de préjugés « bourgeois » puisque ce n’était pas une civilisation bourgeoise. Des préjugés « machistes », certainement, mais comme dans toute la littérature qui nous a précédés – pensez à Shakespeare. La question est en fait la suivante : pourquoi étudie-t-on des œuvres du passé ? Est-ce pour s’imprégner de leurs valeurs ? Non. On étudie les œuvres du passé parce qu’on les trouve belles et grandes. Or, la beauté et la grandeur font oublier que ces œuvres peuvent refléter des préjugés communs à leur époque. Le monde entier s’est ému lorsque la cathédrale Notre-Dame a brûlé. Or que voit-on sur sa façade ? Une femme, qui représente la synagogue, les yeux bandés par un serpent, avec une couronne renversée à ses pieds, symbolisant la déchéance des juifs. Ce n’est pas un détail perdu dans la décoration, mais un élément central du portail. Faut-il alors cesser de trouver belle Notre-Dame et regretter que les flammes ne l’aient pas détruite tout entière ? Par ailleurs, on étudie les œuvres du passé pour s’y instruire : non seulement pour apprendre des choses sur les temps qui nous ont précédés – notamment les préjugés qui sévissaient à ces époques – mais aussi pour réfléchir sur ceux qui persistent à notre époque, ou sur ceux qui ont fait leur apparition récemment.

Vous vous faites le défenseur des classiques pour tous. Avec quels arguments ?

Je crois que tout le monde, et pas seulement les enfants d’une élite riche, doit avoir accès à la beauté et à une éducation qui maximalise l’intelligence critique et la créativité. Etre moderne, ce n’est pas ignorer l’Antiquité. Tous ceux qui ont fait une différence dans le monde étaient complètement imprégnés par la tradition antique : pensez aux Pères fondateurs des Etats-Unis ou à Lincoln, à Clemenceau ou à de Gaulle, à Montaigne, à Spinoza, à Marx, à Nietzsche ou à Freud. Pensez, en peinture, à Francis Bacon, à Cy Twombly… J’insiste sur un point : cette éducation ne doit pas seulement rendre les classiques accessibles à tous les enfants. Il s’agit aussi d’enseigner la littérature, nationale et étrangère, l’histoire de l’art, la musique et même la philosophie, qu’on devrait enseigner beaucoup plus tôt qu’on ne le fait actuellement. Seule cette éducation humaniste peut donner des citoyens dignes de ce nom, c’est-à-dire des citoyens capables de critiquer les discours et les idéologies qui les environnent, et capables de penser par eux-mêmes, de formuler leurs propres opinions.

Nombre d’enseignants estiment qu’il leur devient impossible de mener à bien leurs cours et leurs recherches tant ils se perçoivent comme censurés par des jeunes étudiants radicaux, antiracistes, pro-LGBT, etc. Est-ce un état des lieux plus américain que français ?

Un certain nombre de collègues, aux Etats-Unis et en Angleterre, me parlent de la difficulté qu’il y a aujourd’hui à enseigner sans risquer d’être taxé de racisme, simplement pour avoir mentionné un auteur jugé comme tel, même s’il ne l’était nullement. Le phénomène n’a pas pour l’instant pris cette ampleur en France. En Angleterre, l’un de ces collègues a pris le taureau par les cornes, en engageant un dialogue franc et rigoureux avec les étudiants contestataires – minoritaires, d’ailleurs – et tout s’est très bien fini. En un mot : je dirais que ces étudiants posent une question qui est juste, celle de la présence courante du racisme, de la misogynie, de l’antisémitisme, etc. dans la culture européenne. Mais la solution qu’ils proposent – ne pas étudier, ni même citer, les auteurs qui, en tant que membres de cette culture, en partageaient les préjugés les plus courants – n’est pas la bonne. Voilà pourquoi il faut dialoguer avec eux et ne pas s’enfermer dans ce que j’appelle l’attitude « sacerdotale », consistant à traiter les grandes figures de la culture européenne comme autant de « vaches sacrées ».

A quoi servent les statues ? Faut-il les déboulonner, comme Lee à Richmond, ou les déplacer, comme Jefferson à New York ? Que faire en France de celles de Napoléon et de celle de Jefferson, sur un quai de la Seine à Paris ?

Les statues – ou même un simple nom donné à un espace public, à une rue, une école ou une bibliothèque – servent à honorer la mémoire de quelqu’un. C’est pourquoi l’argument anti-woke consistant à dire que déboulonner, c’est effacer l’histoire, est une absurdité. Déboulonner, ce n’est pas effacer l’histoire, mais effacer l’honneur rendu à quelqu’un. Dans mon livre, je défends une politique du cas par cas, qui tienne compte d’un certain nombre de principes : le rapport entre la personne honorée et le contexte dans lequel elle vivait, de la place que tient ce qui lui est reproché dans l’ensemble de son œuvre, ou encore du contexte dans lequel elle est célébrée. Je pense que les généraux sudistes, qui ont défendu au prix de centaines de milliers de morts un système que le monde entier, à leur époque, condamnait, et qui sont entrés en rébellion contre un président légitimement élu– je pense que ces généraux ne doivent en aucun cas être honorés et je pense même qu’honorer leur mémoire, c’est tuer George Floyd une deuxième fois. En ce qui concerne Napoléon et Jefferson, je considère que leur œuvre, leur héritage et ce qu’ils ont représenté dans le monde justifie qu’on honore leur mémoire, malgré leurs faiblesses, malgré leurs fautes. Honorer la mémoire, ce n’est pas canoniser un saint. Exiger d’un « grand homme » qu’il soit moralement parfait est aussi absurde que l’exiger d’un homme ordinaire. Je pense par ailleurs qu’il faut honorer la mémoire également de leurs adversaires : celle de Toussaint-Louverture le libérateur de Haïti, par exemple.

Cette guérilla culturelle est-elle vraiment neuve ou vient-elle de loin ? Est-ce que seuls les termes changent dans cette éternelle querelle des Anciens et des Modernes, des savants et des idéologues ?

Elle vient de loin. La civilisation européenne, depuis la christianisation du monde antique, se caractérise par un retour régulier de la question : que faut-il lire ? Quel est le canon qui doit former la jeunesse ? Que faire du passé, des Anciens, etc. ? Cela est dû à la fois à l’importance du livre dans le christianisme et à la philosophie de l’histoire qu’il a installée dans notre civilisation, où le passé est en soi toujours suspect, en quelque sorte, de retarder le retour du Christ. Personne ne pense les choses en ces termes, mais si vous les sécularisez, c’est bien de cela qu’il s’agit : le monde a changé, nous sommes en marche vers un futur radieux. Du passé faisons table rase, disent les Modernes.


Que faire du passé ? Réflexions sur la cancel culture
de Pierre Vesperini, Fayard, 2022.

 

Entretien publié dans le numéro d’août 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.