Ce pourrait être un fait divers rapporté par la presse locale. Max Le Corre, ancienne gloire de la boxe remontée sur le ring, manque de tuer le maire de sa ville bretonne pour venger sa fille, abusée par l’édile. Une histoire malheureusement banale, échappée du monde d’avant #MeToo, cocktail de sexe, de pouvoir et de magouilles politico-maffieuses. La « fille qu’on appelle », traduction littérale de call girl, se prénomme Laura. Quatre ans plus tôt, âgée de seulement seize ans, elle a brusquement quitté le lycée et son père pour aller à Rennes, avec le projet flou de travailler dans la mode. C’est en tout cas ce qu’elle raconte aux policiers qui reçoivent sa déposition, sans qu’on sache, dans un premier temps, contre qui et pour quelle raison elle porte plainte.
Au fil de phrases au passé qui s’étirent comme une pelote qu’on dévide, Tanguy Viel égrène les détails qui ont conduit la jeune femme au commissariat. Voyant sa fille sans travail ni logement, Max a demandé au maire, qui l’emploie comme chauffeur, de recevoir Laura. En quelques secondes, à peine un regard, la mécanique de l’emprise s’est mise en marche. Que signifie le consentement quand il existe une telle inégalité, d’âge, de position sociale, entre les deux parties? Que vaut la parole d’une jeune femme qui a posé nue dans des magazines contre celle d’un maire devenu ministre ? Que pèse la colère d’un boxeur terrassé par le combat de trop face à son employeur tout puissant ?
Entre tragédie et roman policier, Tanguy Viel met en place un dispositif sans échappatoire qui enserre une poignée de personnages sortis d’un film noir à l’ancienne : Max, Laura, le maire Quentin Le Bars, archétype du notable de province, mais aussi Franck, gérant de casino en costume blanc et artisan des basses œuvres, Hélène, sa sœur, ancienne prostituée qui règne sur les entraîneuses du même casino, deux policiers embarrassés et un garde du corps à la gâchette facile. Dans ce récit qui fonce droit vers un dénouement dramatique, le romancier scrute les évitements tapis dans la langue, les fausses évidences et les phrases toutes faites pour mettre des mots sur ce qui n’est pas nommé. Tout se joue dans les interstices, le flou, le ressenti de Laura, à qui son avocat fait comprendre qu’elle n’est pas une « bonne victime ». De ce combat à armes inégales, on sait d’avance qu’elle ne sortira pas vainqueure. Elle est pourtant de celles qui, par leur courage et leurs mots, ont contribué à fissurer le vieux monde.
La Fille qu’on appelle de Tanguy Viel, Editions de Minuit, 2021. 176 pages, 16 euros.
Article publié dans le numéro de mars 2024 de France-Amérique.