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Jean D’Amérique : Haïti cou coupé

Dans Soleil à coudre, qui sera publié en anglais le 21 mars, le poète et dramaturge haïtien Jean D’Amérique plonge dans les entrailles de Port-au-Prince à travers le regard d’une jeune adolescente des bidonvilles. Un premier roman charnel et violent nourri de poésie.
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A douze ans, celle qu’on appelle Tête Fêlée n’ignore rien des laideurs du monde. Elevée dans une baraque en tôle d’un quartier délaissé de Port-au-Prince, la Cité de Dieu, elle vit avec sa mère prostituée, Fleur d’Orange, et son beau-père, le mal nommé Papa, gangster à la main leste. Lors de ses braquages, il charge l’adolescente de détourner l’attention des victimes, une tâche dont elle s’acquitte presque mécaniquement. Témoin impuissant de l’alcoolisme de sa mère, Tête Fêlée a un secret : elle est amoureuse de Silence, la fille de son professeur d’histoire, la seule raison de sa présence à l’école. Prise en étau entre un amour pur et la violence reçue en héritage, la jeune fille rêve d’Amérique, même si ceux qui ont tenté leur chance aux Etats-Unis se sont fait expulser.

Quand elle tue sans réfléchir le père de Silence, qui l’a ligotée et violée, la vie de Tête Fêlée bascule. « Seule dans la grande nuit », comme l’a prédit l’Ange du Métal, le chef de gang, elle tente d’écrire à sa « lune », partie avec sa mère à New York. Cette lettre hésitante, constamment interrompue, est le fil conducteur de Soleil à coudre, le premier roman de Jean D’Amérique. Entre poésie naïve de l’enfance et réalisme, l’auteur plonge dans les bas-fonds d’une ville où, pour les plus pauvres, tout espoir est anéanti. On retrouve dans cette fable sur l’impossible innocence des thèmes communs à beaucoup d’auteurs Haïtiens : la corruption des politiciens, l’exploitation des corps, l’extrême hiérarchisation de la société, les rêves d’exil. Comme d’autres écrivains de sa génération, Jean D’Amérique insiste sur la violence qui gangrène le pays et la toute-puissance des gangs surarmés, au mépris de la loi.

Lauréat du prix de la Vocation et du prix Montluc résistance et liberté, qui récompense chaque année « un ouvrage évoquant la résistance à l’oppression sous toutes ses formes », Jean D’Amérique, né en 1994, s’est d’abord fait connaître par ses recueils de poésie et son théâtre. C’est en poète qu’il s’attèle au roman dans une langue charnelle et imagée qui transfigure la réalité triviale sans en atténuer la dureté. « Moi, Tête Fêlée, allégorie des mille et une peines du ghetto », martèle la narratrice. « Ma quête de symphonie vitale échoue. La voix naufragée, maintenant, mon souffle résonne dans une spirale de maux. Etrange cacophonie. Mon nom est un poème de fin du monde. » Hasard ou hommage au père de la négritude, le titre du roman sonne comme un écho à un recueil d’Aimé Césaire, Soleil cou coupé, lui-même inspiré d’un vers d’Apollinaire. Avec ce livre salué par les autrices américaines Edwidge Danticat et Leila Mottley, Jean D’Amérique s’impose comme l’une des nouvelles voix qui vivifient la littérature francophone.

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Soleil à coudre de Jean D’Amérique, Actes Sud, 2021. 144 pages, 16 euros.


Article publié dans le numéro de mars 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.