Livres

Georges Simenon en Amérique

L’un des auteurs de langue française les plus lus dans le monde, le créateur belge du commissaire Maigret est né il y a 120 ans ce mois-ci. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il passera dix ans en Amérique du Nord – entre le Québec, New York, la Floride, l’Arizona, la Californie et le Connecticut – et publiera 48 romans.
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Georges Simenon, en 1966. © Sergio Del Grande/Mondadori/Getty Images

Les raisons de son départ pour l’Amérique sont floues. Pendant l’Occupation, Georges Simenon fut dénoncé comme juif, mais à la Libération, on le soupçonne de collaboration avec les Nazis. Il est interné de l’été 1944 à avril 1945 aux Sables-d’Olonne, en Vendée. Le Comité d’épuration des gens de lettres l’accuse d’avoir passé des contrats d’adaptation cinématographique avec la Continental, société régie par les Allemands. Les droits de Maigret sont placés sous séquestre jusqu’en 1949. En partant pour les Etats-Unis, en octobre 1945, Simenon souhaite augmenter ses ventes et récupérer ses avoirs gelés pendant la guerre. Si l’Amérique est représentée dans son œuvre depuis 1929 avec le roman Destinées, Georges Simenon publie pendant son séjour américain 48 romans, dont 13 se déroulent aux Etats-Unis.

Peintre de l'American way of life

Son dernier grand reportage paraît en 1946 dans le journal France-Soir, repris plus tard dans un livre intitulé Des phoques aux cocotiers et aux serpents à sonnette : L’Amérique en auto. Dans une Chevrolet, il descend la route U.S. 1, du Maine à la Floride, à la rencontre de « l’Amérique de M. Tout-le-Monde », selon le titre de France-Soir.

L’Amérique en auto met en scène sa conversion à l’American way of life, décrivant sa femme comme l’incarnation du vieux monde et se présentant comme le passeur du monde de demain. Simenon découvre une terre accueillante : « On sent vraiment dans ce pays-ci un grand effort vers la gaieté, vers la joie de vivre. Les chambres sont gaies, les lits, par exemple, garnis de couvre-lits faits à la maison avec tous les bouts de tissus de reste, assemblés en mosaïque du plus agréable effet. »

Simenon ne cède pas à l’admiration béate. « A New York, il n’y a pas que la misère à être épouvantable, la médiocrité l’est presque autant, sinon davantage », écrit-il. « Il faut voir, à l’infini, ces cubes de briques noirâtres avec, à l’extérieur, un hideux escalier de fer pour les cas d’incendie. On ne s’est pas soucié d’architecture, je vous prie de le croire. Les fenêtres sont des trous carrés sans ornement, la porte un autre trou. Tout est utilitaire. Nos maisons de la rue Lamarck ou du quartier Voltaire [à Paris] sont des chefs-d’œuvre de grâce en comparaison, et, le plus terrible, c’est qu’il y en a des milliers et des milliers, que cela s’étend à perte de vue, sans une oasis, sans un espoir, sinon celui que le pays est assez riche et assez entreprenant pour, un de ces jours, jeter tout cela par terre d’un seul coup, et reconstruire en vue de la gaieté et de la joie de vivre, comme dans les campagnes et dans les petites villes. »

Le reporter s’efforce de rester au contact du peuple, « parce que l’Amérique, quoique les Européens en pensent, ce n’est pas tant la foule anonyme de New York et de quelques grandes villes, ce ne sont pas quelques acteurs et quelques milliardaires, ce n’est pas la politique bruyante de Tammany Hall ni le froid cynisme des gangsters, l’Amérique, je commence à le croire fermement, c’est un pays de braves gens, souvent de petites gens qui sont venus de loin pour vivre en paix, qui tiennent à cette paix à tout prix et qui gardent précieusement leurs traditions. »

Malgré sa mise en garde contre les généralisations, Simenon y cède en fin de reportage : « Voilà, je crois, la conception américaine. Des corps sains et vigoureux. Des connaissances techniques. Quelques vérités premières, auxquelles on ne pensera plus et une confiance illimitée dans les destinées de l’homme, dans les destinées de l’Américain […]. Au surplus, vous êtes libre […] de vous révolter si cela vous plaît, si vous avez le cœur et la tête assez solides, et on vous applaudira, sans rancune, si vous devenez des Hemingway, des Steinbeck, des Dos Passos, des Caldwell. Vous n’êtes inférieur à personne. »

La maîtresse américaine

Georges Simenon a fait la rencontre à New York de Denyse Ouimet, une Canadienne de 25 ans en recherche d’emploi. Ils deviennent amants. Son mariage avec Régine Renchon, dite Tigy, ne tient plus, même s’ils ne se sont pas séparés. Ils sont dorénavant trois en ménage. Denyse prend le titre officiel de secrétaire et s’installe dans la maison familiale. L’aventure new-yorkaise des amants inspire le roman Trois chambres à Manhattan (1946). Le livre est dédicacé « à Denyse pour qu’elle n’y pense jamais plus ».

« Elle fumait comme fument les Américaines, avec les mêmes gestes, la même moue des lèvres que l’on retrouve sur la couverture des magazines et dans les films », écrit Simenon. « Elle avait les mêmes poses qu’elles, la même façon de rejeter son manteau de fourrure sur les épaules, de découvrir sa robe de soie noire et de croiser ses longues jambes gainées de clair. » Le romancier insiste sur cette proximité induite par l’expérience urbaine de l’anonymat : « Il n’y avait personne dans la rue, où les poubelles apportaient une note d’intimité vulgaire. Un homme, en face, au même étage, se rasait devant un miroir accroché à sa fenêtre et un instant leurs regards se croisèrent. »

Denyse Ouimet et Georges Simenon ont leur premier enfant en 1949. Il divorce en 1950 de sa première femme et épouse le même jour à Reno, dans le Nevada, sa secrétaire, également en charge de la presse, des contrats d’édition et de la comptabilité.

Georges Simenon et son épouse canadienne Denyse chez eux à Lakeville, dans le Connecticut, en 1953. © Henri Dauman

Maigret à New York

La presse américaine classe Simenon comme un auteur de detective novels, doté d’une écriture de qualité et grand public, avant tout. Les aventures du commissaire Maigret sont traduites aux Etats-Unis depuis 1932 : la légende veut que le président Franklin Roosevelt ait donné tous les Maigret à lire aux membres de sa police privée.

Le premier Maigret qui se passe aux Etats-Unis, Maigret à New York, est publié en 1947. Cette enquête du commissaire est une longue errance dans des milieux interlopes de la métropole. La ville séduit Simenon. « Contrairement à la plupart des Français que j’ai rencontrés, je suis pris d’une véritable passion pour New York. » Maigret s’aventure en dehors des quartiers chics : « Bientôt, le long des rues rectilignes, interminables, on ne vit plus guère circuler que des gens de couleur. C’était Harlem qu’on traversait, avec ses maisons toutes pareilles les unes aux autres, ses blocs de briques sombres qu’enlaidissaient par surcroît, zigzaguant sur les façades, les escaliers de fer pour les cas d’incendie. On franchissait un pont, beaucoup plus tard, on frôlait des entrepôts ou des usines – il était difficile de distinguer dans l’obscurité –, et c’était, dans le Bronx, de nouvelles avenues désolées, avec parfois les lumières jaunes, rouges ou violettes d’un cinéma de quartier, les vitrines d’un grand magasin encombrées de mannequins de cire aux poses figées. »

Plutôt que les salons molletonnés, le policier français préfère un hôtel miteux, le Berwick, qui « l’avait réconcilié avec l’Amérique, peut-être à cause de son odeur d’humanité, et maintenant, il imaginait toutes les vies tapies dans les alvéoles de ces cubes de briques, toutes les scènes qui se déroulent derrières les stores ».

L’écrivain s’essaie ensuite à des genres différents, le western à la John Ford avec La Jument perdue (1948), écrit à Tucson, dans l’Arizona, et un roman sur le désert, Le Fond de la bouteille (1949). « C’est le premier roman que j’ai pensé en anglais et j’ai même eu quelque peine, par la suite, à mettre les dialogues en bon français », explique Simenon. Le livre est adapté au cinéma en 1955 par Henry Hathaway avec les acteurs Joseph Cotten et Van Johnson. L’histoire raconte un conflit en Arizona entre deux frères. Simenon brode ce conflit familial sur son opposition à son propre frère, Christian. Colon au Congo belge, collaborateur, exécuteur d’otages pendant la guerre, il est mort dans une embuscade à Hanoï en novembre 1947.

Maigret au tribunal

Dans Maigret chez le coroner (1949), Simenon s’attaque à la mécanique judiciaire du Sud. Simenon explique à un journaliste en 1965 : « Aux Etats-Unis, le procès est une action. Toute l’instruction se déroule sous les yeux du public et, à la moindre occasion, tout peut changer. C’est pourquoi, en Amérique, les grands avocats d’assises sont de formidables acteurs : ils mettent en scène leurs procès comme une pièce avec fausses sorties, coups de théâtre, etc. Et c’est d’une violence inouïe, car tous les coups sont permis […]. C’est la justice américaine qui a le plus de fissures. Si j’étais coupable, j’aimerais être jugé en Amérique… Si j’étais innocent, je voudrais être jugé en Angleterre. »

Dans son roman, il dénonce le peu de compassion pour la victime, Bessy, serveuse d’un drive-in, mariée à 14 ans, divorcée à 17, prostituée occasionnelle, qui passe une nuit avec des cadets militaires et finit fauchée par un train. Le roman permet à Simenon de décrire une société riche et conformiste : « Ces gens-là avaient tout. Dans n’importe quelle petite ville, les autos étaient aussi nombreuses et aussi luxueuses qu’aux Champs-Elysées. Tout le monde portait des vêtements, des souliers neufs. La foule était bien lavée et d’aspect prospère… Ils avaient tout, c’était le mot. Et pourtant cinq gaillards de vingt ans étaient traduits devant le coroner parce qu’ils avaient passé la nuit avec une fille qu’un train avait ensuite déchiquetée. »

Certaines scènes donnent la sensation d’évoluer dans des tableaux d’Edward Hopper : « Ils étaient vingt, là, au comptoir, à boire en regardant droit devant eux les rangs de bouteilles et le calendrier qui représentait une femme nue. Il y avait des femmes nues, ou à moitié nues, un peu partout, sur les réclames, sur les calendriers publicitaires, des photos de belles filles en costume de plage à toutes les pages des journaux et sur tous les écrans des cinémas. – Mais, sapristi, quand ces gaillards-là ont envie d’une femme ? […] – Ils se marient ! »

L'Amérique par le goulot

Installé au calme à Lakeville, dans le Connecticut, Simenon écrit à l’aube pendant deux à trois heures, carbure au café et au Coca-Cola, entretient le jardin, fait une sieste entre 13h et 15h, s’occupe de ses trois enfants et livre six romans par an, dont deux sont des enquêtes du célèbre commissaire Maigret. Ses éditeurs ne suivent plus le rythme. Simenon répète qu’il n’est « pas assez intelligent pour écrire lentement ». De son écriture simple, il décrit une classe moyenne frustrée en pleine expansion dans le conservatisme modéré des années 1950.

Dans l’Amérique de Simenon, on boit beaucoup comme pour échapper à la solitude : « La vie publique n’existe pour ainsi dire pas aux Etats-Unis. Pas de terrasses de café où l’on est sûr de rencontrer des amis. Quand on veut voir des gens, on organise une party. Une party, c’est beaucoup de cocktails et de whisky, de la musique, des danses et le reste, jusqu’à satiété, dans tous les coins et derrière les rideaux. » Le couple errant de Trois chambres à Manhattan boit toujours le dernier verre, Maigret est accroché au zinc, Un nouveau dans la ville (1950) a un bar pour presque unique décor et on ne compte plus les litres pour atteindre Le Fond de la bouteille (1949).

Simenon, au régime sec depuis plusieurs années, publie en 1952 La Mort de Belle, son « premier vrai roman américain ». Pour se mettre en condition, il avait demandé à Gallimard de lui envoyer les romans de Chandler, McCoy, Hammett, O’Hara, Caldwell, Steinbeck et William Faulkner, qui composent une « école de la vie quotidienne en lutte contre le désespoir ». Ashby, le personnage au centre de ce roman paranoïaque, boit seul chez lui ; on le soupçonne donc d’être un assassin, responsable du meurtre de la jeune fille qu’il héberge.

L’écrivain Henry Miller, un procureur du « cauchemar climatisé » que représente l’expérience américaine, complimente Simenon : « Comme vous connaissez bien votre New England ! Pas un faux trait nulle part. Ce que je remarque, en lisant ce livre, est que vous donnez l’image peu séduisante de ce pays, la vraie. Sans dire un mot péjoratif. Bravo. Je n’irai plus jamais dans l’Est à moins qu’il y ait un mort dans la famille. La Nouvelle-Angleterre me donne des frissons. »

Pourtant, un matin de mars 1955, Simenon abandonne l’Amérique et retourne, en famille, au pays. Dans une lettre à son éditeur américain Sven Nielsen, il précise : « Mes raisons de partir ? La vraie vérité ? Eh bien entre nous, après dix ans, j’ai eu tout à coup le mal du pays. Il y a à peu près trois mois que cela me travaille. » Simenon n’a pas, de son aveu, gagné sa « bataille américaine ». Il renonce à sa demande de naturalisation, écœuré par la chasse aux sorcières du sénateur McCarthy.

Il s’installe à Mougins, dans le sud de la France, et écrit La Boule noire, qui se déroule encore aux Etats-Unis, puis en Suisse en 1956, jusqu’à la fin de ses jours en 1989. Depuis la Suisse, l’auteur continue de dénoncer l’antiaméricanisme : « Non, les Américains ne sont pas de grands enfants qui mangent mal, des cowboys mal dégrossis qui se consacrent plus au sport qu’à l’étude. » Il annonce l’avènement d’une société de consommation de type américain en Europe : « Cela vient. Je le répète… Un monde mécanisé, des gens qui dépensent leur argent avant de l’avoir gagné, une fausse égalité dans le plus capitaliste des pays. » Dans De la cave au grenier (1975), il se souvient : « En dix ans, j’ai parcouru les Etats-Unis en tous sens […]. Nulle part je n’ai trouvé cette fièvre et cette brutalité poussée au paroxysme dont nos journalistes européens se régalent. »


Article publié dans le numéro d’octobre 2015 de France-Amérique. S’abonner au magazine.