« La tour Eiffel et le Louvre étaient formidables, mais leur café est imbuvable ! » Ce type de commentaire n’était pas rare, il y a une dizaine d’années, dans la bouche d’un Américain de retour d’un séjour à Paris. Fèves entreposées à l’air libre et oxydées, grains moulus à l’avance (sacrilège !), machines vétustes ou mal entretenues, jus amer aux saveurs de cendres, le café à la française – celui qu’un barman en gilet tire lorsque vous demandez « un café, s’il vous plaît » – est « presque toujours décevant ».
C’est du moins ce qu’écrivait en 2010 le journaliste du New York Times Oliver Strand. « C’était horrible, absolument horrible », se souvient l’Américain, expert en café et auteur de la newsletter The Filter. « La culture du café en France était très en retard par rapport aux Etats-Unis ; le café était considéré comme une commodité marchande comparable au pétrole ou à l’acier. Acheter un café dans un bar revenait à une simple interaction commerciale, l’équivalent d’une commande chez McDonald. » Comment le pays phare de la gastronomie, si attaché à la tradition du « caoua », peut-il servir un café aussi commun ou, pour reprendre les termes d’Oliver Strand, « aussi dégueulasse » ? D’abord, un peu d’histoire…
La boisson du Roi Soleil
En 1669, le sultan Mehmed IV dépêche son émissaire Soliman Aga à la cour de Louis XIV pour renforcer les liens entre l’empire ottoman et le royaume de France. De Toulon à Versailles, l’ambassadeur et ses fastueuses réceptions mettent à la mode une boisson nouvelle : le café. Le mot lui-même, de l’arabe qahwa, « boisson stimulante », désigne rapidement le breuvage ainsi que l’endroit où il est consommé, lieu de rencontres, d’échanges et de débats.
Un débit de café ouvre ses portes à Marseille en 1671, un autre sur un quai de la Seine à Paris l’année suivante. « Le café est très en usage [en France] », remarque Montesquieu dans les Lettres persanes, son roman épistolaire publié en 1721. « Il y a un grand nombre de maisons publiques où on le distribue. » On compte pas moins de 300 cafés dans la capitale à la fin du règne de Louis XIV, plus de 3 000 au milieu du XIXe siècle.
Le Procope, ouvert à Paris en 1686, est le plus ancien établissement de la capitale. Avec sa salle richement décorée et parée de miroirs, il est plus proche des hôtels particuliers de la noblesse que des tavernes et cabarets d’alors, réservés aux hommes. L’Encyclopédie y serait née d’une conversation entre Diderot et d’Alembert, et Benjamin Franklin y prépara le traité d’alliance entre Louis XVI et la jeune république américaine, signé le 6 février 1778. Y ont aussi leurs habitudes Danton, Marat, Robespierre et Camille Desmoulins pendant la Révolution, puis Musset, George Sand, Théophile Gautier et la comédienne Marie Dorval.
C’est ainsi que les cafés – et leurs terrasses, qui font l’objet depuis 2018 d’une candidature au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco – sont devenus « le salon » des Français, selon le chef et auteur américain David Lebovitz, installé à Paris depuis 2014. On va au café pour boire, voir et être vu. Près de 34 000 bistrots, dont les mythiques Café de Flore, Le Dôme et Les Deux Moulins, immortalisé dans le film Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, participent de cette tradition.
La révolution des baristas
A côté des cafés, bars et bistrots, quelque 600 coffee shops à l’américaine ont fait leur apparition en France. « Tous ces Français qui étaient partis vivre à New York sont revenus et ont ouvert des boutiques à Paris », racontait au New Yorker le dessinateur français Charles Berberian, auteur en 2014 d’une couverture pour le magazine représentant un couple en terrasse d’un café dont on ne sait plus très bien s’il se situe dans le 10e arrondissement de Paris ou à Brooklyn. « Aujourd’hui, je peux trouver un bon café à l’américaine au café du coin. »
Michael McCauley, directeur de la qualité chez Cafés Richard, qui approvisionne 40 000 débits de boissons dans l’Hexagone, l’assure : « On commence à rattraper notre retard sur les Américains. » Natif de La Nouvelle-Orléans, il est arrivé à Paris en 1993. Après trois ans chez Starbucks à Chicago et un passage de cinq ans à New York, où il a observé la naissance des premiers coffee shops indépendants, il est missionné par l’entrepreneur Philippe Bloch pour ouvrir la première chaîne de bars à expresso française : Columbus Espresso Bars (aujourd’hui Columbus Café & Co). Les deux premières enseignes ouvrent leurs portes en 1994, passage des Princes dans le 2e arrondissement et à côté de la gare de Lille. (La chaîne compte aujourd’hui quelque 180 adresses en France.) « Nous étions en avance sur notre temps – dix ans avant l’ouverture du premier Starbucks à Paris ! »
A l’époque, le café robusta qu’on avale en deux gorgées domine le marché français. Originaire des anciennes colonies françaises d’Afrique occidentale, il coûte moins cher à la production que l’arabica, considéré comme supérieur, et contient jusqu’à trois fois plus de caféine. Pour maintenir le prix moyen de l’expresso (1,11 euro en 2000), les distributeurs – qui fidélisent leurs clients en leur offrant machines et tasses – sont parfois contraints d’acheter des lots de moindre qualité. « Une spirale qui conduisit à une chute de la qualité », explique Oliver Strand. « Les Français n’étaient pas prêts à payer plus pour un café de meilleure qualité. »
Le mouvement slow coffee
Les mentalités ont évolué au milieu des années 2000. Gloria Montenegro, ex-ambassadrice du Guatemala, a donné le coup d’envoi du slow coffee en France en ouvrant La Caféothèque, le premier coffee shop indépendant, brûlerie et école de caféologie de la capitale. Une brèche dans laquelle s’est engouffrée une génération de baristas et torréfacteurs formés aux Etats-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande et dans les pays nordiques, plaques tournantes de la coffee culture depuis les années 1980. Comme l’explique Oliver Strand, « l’anglais est la langue du commerce du café ».
Photographe de mode, Nicolas Clerc a passé un été à New York avant de fonder Télescope Café, à deux pas du Palais Royal, avec l’Américain David Flynn. Vétéran de Murky Coffee à Washington D.C., Flynn s’est ensuite associé au Franco-Irlandais Anselme Blayney et au Français Thomas Lehoux, formé à Sydney, pour créer Belleville Brûlerie, dans le 19e arrondissement, en 2013. Et, trois ans plus tard, le café La Fontaine de Belleville. Le brassage se répète chez Lomi, dans le 18e arrondissement. Ce café et torréfacteur résulte de l’association du Français Aleaume Paturle, formé à San Diego, et du barista australien Paul Arnephy, sacré champion de France de latte art en 2011. Parmi les autres adresses incontournables de la Rive droite branchée de la capitale : Ten Belles, Holybelly, KB Café Shop et Café Oberkampf.
Cafetiers et torréfacteurs indépendants, micro-récoltes et nouvelles techniques d’extraction – ce que les experts appellent « la troisième vague du café » – ne sont plus réservés aux seuls connaisseurs et coffee geeks. Cette attention nouvelle portée à la qualité du café, ainsi que les recettes popularisées par Starbucks, ont révolutionné les attentes des consommateurs. « Les grains arabica, bio et équitables sont maintenant très demandés », témoigne Michael McCauley. « Nous faisons attention au terroir de nos vins et de nos fromages. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour faire de même avec notre café ? »
Une dizaine d’écoles de baristas et centres de formation à la caféologie existent aujourd’hui en France. Et le pays, qui a rejoint en 2005 la Specialty Coffee Association, s’apprête à accueillir deux salons dédiés au café : le Paris Coffee Show, du 11 au 13 septembre, et le Paris Café Festival, du 29 au 31 octobre. Les choses ont bien changé depuis 2010 et l’article d’Oliver Strand. « Le café en France s’est amélioré de manière considérable », confirme l’intéressé, qui a profité de son dernier voyage à Paris, en novembre 2019, pour s’arrêter à La Fontaine de Belleville. Sa commande : un flat white suivi d’un expresso. Son verdict : « Le meilleur de la gastronomie française – le décor, les serveurs, le croque-monsieur – et enfin un café digne de ce nom ! »
Article publié dans le numéro de septembre 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.