Bon Appétit

La révolution par le (sous) vide

Dans une vaste usine de la banlieue de Washington, le groupe franco-américain Cuisine Solutions révolutionne la restauration grâce au sous vide. Une technique qui facilite la tâche des équipes et séduit de plus en plus l'Amérique. Des chefs étoilés, les hôtels Marriott, l’armée et même Starbucks s’y sont mis !
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© Pierre-Paul Pariseau

Arjun Ranabhat a tout d’un homme-orchestre. A lui seul, le chef a préparé, mitonné et disposé dans les assiettes pas moins de cinq plats élaborés : bouchées d’œufs en entrée, émincé de poulet à la sauce aux morilles et son risotto, poitrine de porc au curry rouge, plats de côtes de bœuf agrémentés d’une purée de chou-fleur et en dessert, un remarquable moelleux au chocolat. Temps de préparation de ce festin ? Un quart d’heure ! Non, Arjun Ranabhat n’a pas de pouvoirs magiques. Il a simplement réalisé son repas avec des produits de Cuisine Solutions, le leader mondial du sous vide, dont il est l’un des chefs aux Etats-Unis.

Mise au point dans les années 1960, cette technique consiste à sceller un aliment dans un sachet en plastique et à le cuire dans un bain d’eau chaude. L’économiste français Bruno Goussault, spécialiste des sciences alimentaires, a perfectionné le procédé en découvrant que si l’on cuisait de la viande ou des légumes à une température légèrement inférieure à la normale, ils étaient non seulement plus tendres mais aussi plus savoureux, car ils retenaient leur jus. Chauffer à feu moins fort veut également dire chauffer plus longtemps, ce qui élimine les méchantes bactéries comme la salmonellose. Surtout, chaque aliment est préparé à une température très précise et constante. Cuisson parfaite assurée : impossible d’obtenir un poulet caoutchouteux ou un steak coriace. Les plats de côtes, par exemple, mijotent pendant 72 heures. Une fois sorties du sachet, on les saisit à la poêle ou sous le grill pour leur donner un extérieur croustillant et caramélisé. Préparée traditionnellement, la viande est souvent cuite de manière inégale. Elle est ici fondante et uniformément rosée.

Le sous vide libère le cuisinier de « la tyrannie du minuteur », résume l’Américain Nathan Myhrvold, auteur de livres de cuisine. A tel point que le New York Times il y a quelques années comparait l’influence de Bruno Goussault à celle d’Auguste Escoffier, le père de la cuisine moderne – le scientifique a d’ailleurs été lauréat du prix de la Fondation Albert Einstein, qui récompense les 100 plus grands visionnaires vivants du monde. Le sous vide a depuis fait des émules. Dans les années 1980, Jean-Louis Vilgrain, alors patron des Grands Moulins de Paris, commence à s’intéresser à cette technique. Elle doit, pense-t-il, pouvoir améliorer la productivité des chaînes d’hôtels et de restaurants qui peinent à recruter du personnel. Sous la houlette de son fils Stanislas, une première usine Cuisine Solutions voit le jour en France en 1988, puis une seconde en 1990 aux Etats-Unis, dans la banlieue de Washington.

© Pierre-Paul Pariseau

Stanislas Vilgrain et Bruno Goussault, devenu conseiller scientifique du groupe, visent comme clients le secteur hôtelier et les compagnies aériennes. Le sous vide a un gros avantage : il assure une qualité constante. L’escalope de poulet sera aussi tendre au Marriott d’Atlanta qu’à celui de Phoenix, aussi appétissante pour un dîner en tête-à-tête que pour un mariage avec 1 000 invités. Les attentats du 11 Septembre mettent cependant un coup de frein brutal à la croissance de Cuisine Solutions aux Etats-Unis. Il n’y a plus de vols, ni de banquets. Stanislas Vilgrain a alors l’idée de démarcher l’armée américaine. Il n’a jamais réussi à vendre le moindre repas aux militaires français, à son grand regret, mais les Américains sont enthousiasmés par la démonstration : on lui commande aussitôt 25 conteneurs par mois ! « Ça nous a sauvé de la faillite », affirme Stanislas Vilgrain, 63 ans, joueur passionné de rugby et membre fondateur du club de la région de Washington, les Roosters. « Aujourd’hui, nos clients américains vont des hôtels trois étoiles aux porte-avions. » Son principal débouché ? Les chaînes de restauration dites fast casual. La dinde des sandwichs de Panera Bread et les flocons d’avoine au lait de coco de Starbucks viennent des usines de Cuisine Solutions. L’entreprise fournit également les supermarchés Trader Joe’s, Wegmans et Costco, ainsi que les plus grandes compagnies aériennes et bateaux de croisière. Un temps, son carré d’agneau a même figuré au menu d’Air Force One, l’avion des présidents américains !

Une technique encore taboue en France

Difficile de rater le siège du groupe franco-américain. Il est installé au 22445 Sous Vide Lane à Sterling, en Virginie, au nord-ouest de Washington. Outre une usine où sont produits les bouchées d’œufs de Starbucks et du bœuf en tranches pour Costco, le site abrite un centre de formation. Bruno Goussault et ses équipes y ont initié les plus grandes toques du guide Michelin : Joël Robuchon, Thomas Keller, Michel Richard, Daniel Boulud ou encore Mark Miller, un ancien de Chez Panisse en Californie. Si Cuisine Solutions se développe plus vite aux Etats-Unis qu’en France, c’est grâce à ces influenceurs étoilés, et notamment Thomas Keller, qui a fait la promotion de la marque et a publié en 2008 un livre de ses recettes sous vide, Under Pressure. Outre-Atlantique, cependant, la technique reste taboue. Même si beaucoup l’utilisent, les grands chefs hexagonaux refusent de l’avouer.

Cuisine Solutions possède aujourd’hui six sites de production entre Louviers, en Normandie, la Thaïlande et les Etats-Unis. Et le groupe a inauguré en 2021 une usine de 210 millions de dollars à San Antonio, au Texas. C’est le plus grand centre de traitement sous vide au monde et la main d’œuvre y est à majorité… afghane ! « Nous avions beaucoup de mal à recruter et puis on nous a parlé des réfugiés d’Afghanistan, arrivés depuis le retrait des troupes américaines », explique Stanislas Vilgrain. « Nous en avons embauché 500, ainsi que des traducteurs. » Cuisine Solutions planche désormais sur de nouveaux plats que l’on mange sur le pouce, de la finger food, comme des tartines salées. Tous les produits sont cuits dans des sachets en plastique « garantis sans contaminants » et recyclables, et des contenants en matière organique sont actuellement à l’essai.

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© Pierre-Paul Pariseau

Horrifié par le retour de la guerre en Europe, le patron de Cuisine Solutions s’est impliqué personnellement dans l’effort d’aide à la population ukrainienne. « Nous étions les seuls à avoir de la nourriture toute prête », raconte-t-il. En février 2022, grâce aux dons de producteurs français, l’usine de Louviers a préparé 250 tonnes de repas que Stanislas Vilgrain a acheminés par camions en Pologne (26 heures de route) jusqu’aux entrepôts de World Central Kitchen, l’organisation humanitaire fondée par José Andrés, un chef réputé de Washington. Une opération qu’il pense renouveler prochainement.

L’an dernier, le fonds américain Bain Capital a investi 250 millions de dollars dans l’entreprise, mais la famille Vilgrain en reste l’actionnaire majoritaire. Pour le fondateur du groupe, le sous vide représente l’avenir des restaurants : plus de 30 000 à travers le monde s’y sont déjà convertis. Cette technique fait gagner à la fois du temps et de l’argent. Précuits, les aliments ne demandent que peu de préparation, donc moins d’employés. Ils peuvent être servis plus vite et accélérer ainsi le taux de rotation des tables. Surtout, ce type de cuisson révolutionne le métier en changeant radicalement l’organisation de la cuisine. « Le travail d’un chef est dur, il faut beaucoup de préparation et de main-d’œuvre », constate Stanislas Vilgrain. « Cuisine Solutions fournit des bases, des légumes, des viandes, des sauces… Il suffit de les réchauffer et de les assembler. Le chef peut ainsi se consacrer à la présentation de l’assiette et aux finitions. »


Article publié dans le numéro d’avril 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.