Bon Appétit

La chartreuse, victime de son succès aux Etats-Unis

Propulsée par la mode des cocktails, la mystérieuse liqueur des moines isérois fait fureur outre-Atlantique. Pourtant, les Chartreux ont choisi de ne pas répondre à l’explosion de la demande, pour éviter la sur-cueillette des 130 espèces de plantes, herbes et épices qui entrent dans sa recette, tenue secrète depuis plus de 250 ans – et pour se concentrer sur la prière. Retour sur une pénurie au croisement de la France et de l’Amérique, de la vie monastique et du capitalisme.
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© Nicolas Villio/Chartreuse Diffusion

Au Shelter, une pizzeria branchée de Brooklyn, le couple accoudé au bar a eu le dernier dernier mot. La mixologiste a utilisé le fond de son ultime bouteille de chartreuse pour préparer leur Last Word, un cocktail centenaire à base de citron vert, de gin, de marasquin et de chartreuse verte. « C’est un des cocktails que nous servons le plus ces derniers temps », explique-t-elle. « Mais nous avons dû le retirer du menu.» Depuis quelques mois, la liqueur fabriquée dans les contreforts des Alpes est pratiquement introuvable aux Etats-Unis.

La pénurie de chartreuse est sans précédent. Paniqués par les nouvelles propagées dans la presse, les amateurs américains dévalisent les cavistes et partagent les bonnes adresses et l’état des stocks sur la plateforme Reddit. Les plus chanceux exhibent leur verre de #MonkJuice sur les réseaux sociaux, tandis que les plus fortunés tentent leur chance aux enchères : en mars dernier, deux bouteilles de 1953 ont été vendues à des Américains pour 37 500 dollars chacune ! D’autres encore font le pèlerinage à la source : le monastère de la Grande Chartreuse et les caves de Voiron, non loin de Grenoble.

La « sorcière verte » a traversé l’Atlantique au début du siècle dernier. Boisson de l’élite, elle est appréciée des chefs comme des barmans. Le soir du naufrage du Titanic en 1912, les passagers de première classe dégustaient des pêches en gelée de chartreuse. Quelques années plus tard, le Last Word voit le jour au bar du très sélect Detroit Athletic Club. Dans Gatsby le Magnifique (1925), le héros de F. Scott Fitzgerald partage une bouteille de chartreuse avec le narrateur. L’entreprise Chartreuse Diffusion, qui commercialise la liqueur pour les moines, joue aujourd’hui du contraste entre le train de vie luxueux de ces premiers ambassadeurs et les origines monastiques du breuvage.

Un savoir-faire jalousement gardé

La chartreuse est née en 1764. Pour obtenir cet alcool qui titre entre 43° (chartreuse jaune) et 55° (verte), l’apothicaire de la congrégation aurait adapté, selon la légende, la recette d’un élixir de longue vie ! Les moines cartusiens, installés en Isère depuis le XIe siècle, restent les seuls détenteurs de sa recette, qui ne fait l’objet d’aucun brevet et dont il n’existe qu’une seule trace écrite, en latin. Le secret est transmis de génération en génération, partagé entre trois frères distillateurs. D’abord acheminée à dos d’âne vers les villes environnantes, la chartreuse s’exporte désormais dans le monde entier à raison d’1,6 million de bouteilles par an, dont 400 000 aux Etats-Unis, son premier importateur.

C’est que la liqueur française, avec ses notes d’anis, d’estragon et de fenouil, se prête particulièrement bien aux cocktails. Comme l’Alaska, à base de gin et de chartreuse jaune, dont le regain de popularité a pris les moines de court. Dans les années 2000, raconte le Washington Post, un groupe de mixologistes américains visite le monastère. « Mais que faites-vous donc de toute cette chartreuse ? », leur demande un des distillateurs, surpris par sa charge accrue de travail. « Eh bien, nous en faisons des cocktails », répond un des Américains. Le moine, qui ne déguste son produit qu’une fois par an, à Pâques, s’étonne alors : « Qu’est-ce qu’un cocktail ? »

Le monastère de la Grande Chartreuse, entre Grenoble et Chambéry. © Thomas Pueyo/Le Parisien

A mille lieux du quotidien de ceux qui la distillent, la chartreuse poursuit son ascension américaine. En 2007, elle fait une apparition surprise dans le film Boulevard de la mort de Quentin Tarantino. Incarnant un barman à l’écran, le réalisateur en offre une tournée de shooters à quelques clients, qui l’interrogent sur cet étrange alcool vert. Et Tarantino de répondre : « [C’est] de la chartreuse, la seule liqueur si bonne que l’on a donné son nom à une couleur ! »

En 2020, les bars ferment suite à la pandémie et les ventes de chartreuse chutent de deux tiers. « Ce monde-là a coulé de façon dramatique », explique à ce moment le directeur export de Chartreuse Diffusion au New York Times. C’est d’autant plus vrai pour les moines, dont la communauté est entièrement financée par la vente de leur production. La marque décide alors de revoir sa stratégie commerciale : « Nous nous sommes tournés vers ce qui restait ouvert. » A savoir, les magasins de spiritueux. Un nouveau défi se présente alors : comment convaincre les clients de consommer de la chartreuse à la maison ?

Les moines lèvent le pied

Le confinement, ainsi que le retour en grâce des alcools anciens, consacrent la mixologie amatrice et la chartreuse rejoint la Suze, le cognac, l’armagnac et l’absinthe sur les dessertes des particuliers. Aux Etats-Unis, ses ventes doublent en trois ans. Mais depuis le début de l’année, pourtant, les amateurs outre-Atlantique font face à des difficultés d’approvisionnement. Derrière cette pénurie, un choix étonnant des moines. Dans une lettre relayée sur les réseaux sociaux, Chartreuse Diffusion explique qu’ils « limitent la production pour se concentrer sur leur objectif premier : protéger leur vie monastique et consacrer leur temps à la solitude et à la prière ».

Ce n’est pas la première fois que le succès de la liqueur se heurte au mode de vie de ses fabricants. Comme le rappelait déjà le Vatican au XIXe siècle, les Chartreux sont des moines, pas des hommes d’affaires, et doivent le rester. « [Ils] ne font pas ça pour conduire des Mercedes et mener grand train », insiste l’entreprise new-yorkaise derrière l’importation de la liqueur aux Etats-Unis, Frederick Wildman & Sons. Pour sa part, le Wall Street Journal, moqueur, titrait il y a quelques mois : « Les moines qui fabriquent la chartreuse se fichent de vos cocktails sophistiqués. »

Pas question de ruiner un équilibre ancestral pour augmenter les volumes et satisfaire les amateurs de mixologie. Les moines s’entêtent à produire « moins, mais mieux et plus longtemps ». Dans une volonté de croissance raisonnée, ils souhaitent aussi préserver l’environnement du massif de la Chartreuse. Au cœur de « l’émeraude des Alpes », chère à Stendhal, les religieux prélèvent déjà plus de 40 tonnes de plantes par an. Face à la crise climatique, ils veulent « penser à la biodiversité en limitant le prélèvement des plantes indispensables à la recette de la liqueur », dont certaines se font déjà rares.

En conséquence, voici les Etats-Unis limités à 90 % du volume importé en 2021. Un quota qui a déclenché chez les distributeurs et les consommateurs une véritable ruée vers l’or vert (et jaune). Brillant coup de marketing ? En jouant la décroissance, la chartreuse cultive sa rareté tout en entretenant la mystique qui entoure sa fabrication naturelle et artisanale. S’il revient maintenant à Chartreuse Diffusion de trouver un juste milieu pour développer son activité tout en respectant le souhait des moines, la vie de la petite communauté montagnarde suit son cours, fidèle à sa devise: Stat crux dum volvitur orbis, « la croix demeure tandis que le monde tourne ».


Article publié dans le numéro de juillet-août 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.