Boston, le 23 juin 1943. Les soldats français qui descendent de l’USS West Point font grise mine : ils découvrent l’Amérique après quinze jours de traversée à bord d’un paquebot de luxe converti en navire de transport. Leurs uniformes sont miteux et leurs souliers fatigués. La foule les prend d’abord pour des prisonniers de guerre italiens… avant de les accueillir en fanfare !
Ces quelque 120 élèves font partie de la première promotion du Centre de Formation du Personnel Navigant en Amérique (CFPNA), créé le 1er février 1943. Une initiative franco-américaine, ce programme a pour objectif de renflouer l’Armée de l’air française après le débarquement allié en Afrique du Nord et de former 500 pilotes, navigateurs et mécaniciens. Les résultats excéderont cet objectif : 4 084 Français seront formés aux Etats-Unis entre 1943 et 1946.
« Tous les élèves n’avaient pas vocation à être pilotes », témoigne Patrice Laverdet, dont le grand-père a fait partie du premier détachement. Historien amateur installé en région parisienne et passionné d’aviation, il a consacré un site web à cette page américaine de l’histoire de l’armée de l’air française. « La sélection se faisait au Centre de Préparation du Personnel Navigant de Casablanca au Maroc. Ceux qui obtenaient les meilleurs résultats devenaient pilotes, les autres étaient orientés vers des postes de navigateur, de mitrailleur-mécanicien ou encore de photographe. »
Les Etats-Unis, pays de Cocagne
Les Français qui arrivent aux Etats-Unis – Pieds noirs, vétérans des Forces Françaises Libres et résistants qui se sont échappés via les Pyrénées et l’Espagne – sont stupéfaits. Après la guerre et les privations, ils découvrent l’affluence, le Coca-Cola et les hamburgers, les drive-in et le boogie woogie. « Tout pour nous est sujet d’intérêt et d’étonnement », écrit l’un d’entre eux. « Les magasins regorgent de produits les plus divers, tout est neuf, resplendissant, un spectacle que nous n’avions pas connu depuis longtemps ! »
Première étape : la base de Selma, dans l’Alabama. Pendant quatre semaines, les cadets s’acclimatent à la discipline militaire américaine, se soumettent à des tests médicaux et apprennent l’anglais. Un lexique des termes aéronautiques leur est distribué ; les moniteurs sont recrutés parmi les pilotes américains parlant français. Pour parer au manque de francophones, les instructeurs seront ensuite recrutés parmi les diplômés des premières promotions.
A Selma, les Français reçoivent aussi leur uniforme : chemise et pantalon sable, cravate noire, blouson de vol en cuir. Pour se démarquer de leurs camarades américains, ils portent la casquette de l’Armée de l’air et arborent sur leur poitrine l’écusson des « French cadets », façonné par Cartier à New York : trois poussins tricolores protégés par un aigle aux ailes déployées. Selon la devise du groupe, « ils grandiront » !
Une âpre sélection
La suite de la formation a lieu sur plusieurs bases du Sud des Etats-Unis. Plus de la moitié des aspirants pilotes sont recalés : ils seront réorientés vers d’autres spécialités, envoyés vers d’autres centres de formation. Les navigateurs en Louisiane, les bombardiers au Texas, les opérateurs radio dans l’Illinois, les mitrailleurs en Floride, les mécaniciens dans le Mississippi et dans le Nebraska, les photographes dans le Connecticut et à Long Island.
Entre les vols d’entraînement et les cours de perfectionnement au code morse, les Français s’intègrent à la vie américaine. Ils se cotisent pour acheter un poste de radio ou une voiture, des bals sont organisés avec les étudiantes de français des universités locales. Plusieurs journaux seront publiés en français : F-Mail, Le Courrier de l’Air, Altitude 195 ou encore L’Escopette, la publication des élèves mitrailleurs stationnés à Tyndall Field en Floride.
Ces publications servent de traits d’union aux Français éparpillés sur le sol américain : ils y racontent leur vie avant la guerre et leurs faits d’armes, pleurent leurs camarades disparus – 75 cadets tués à l’entraînement reposent au cimetière de Montgomery dans l’Alabama – et partagent leur expérience des Etats-Unis. Un cadet stationné à Dodge City, dans le Kansas, évoque « des rodéos fameux en temps de paix, beaucoup de vent […] et un cimetière qui est à voir si on n’a pas autre chose à faire ». En Alabama, constate un autre cadet, « la communauté noire est soumise à certaines règles. La ségrégation est partout en 1944-1945. Leurs églises sont séparées de celles des blancs, mais aussi les cars, les night clubs et tous les autres lieux. »
Une aide précieuse lors de la Libération
En juin 1944, les Français du premier détachement reçoivent leur diplôme. Quelques cadets resteront aux Etats-Unis comme instructeurs, les autres repartiront au combat. Avec leurs chasseurs P-47 et leurs bombardiers B-26, ils appuieront le débarquement en Provence, les combats le long de la vallée du Rhône, dans les Vosges, en Alsace et en Allemagne. « Sur les vingt-deux détachements envoyés aux Etats-Unis, quinze prendront part aux combats », estime Patrice Laverdet. « Ils ont fourni une aide précieuse lors de la Libération. »
Avec l’armistice, le programme de formation est suspendu (il renaîtra pendant la Guerre Froide entre 1950 et 1955) et les derniers cadets sont rapatriés par bateau en février 1946. Les aviateurs français formés aux Etats-Unis resteront pour la plupart de fervents américanophiles. Le cadet Jacques Habert sera élu sénateur des Français d’Amérique du Nord et dirigera pendant dix-huit ans le journal France-Amérique. Et Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui fondera en 1953 le magazine L’Express, gardera toute sa vie le blouson de cuir qu’il portait en Alabama !