A eux trois, ils pourraient créer le monde. Etudiants à l’Institut de Peinture, à Bruxelles, Paula, Jonas et Kate ont appris à réaliser de fascinants trompe-l’œil qui reproduisent l’aspect de minéraux, de végétaux ou de matières animales. Pendant un an, ils ont respiré les odeurs de peinture et de térébenthine, ont poussé à bout leurs corps douloureux et se sont écroulés, le soir venu, après avoir avalé un mauvais sandwich. Comme une équipe d’athlètes, ils ont couru ensemble jusqu’au diplôme de fin d’études, peignant jour et nuit dans le petit appartement où vivent en colocation Paula et Jonas. Singuliers chacun à leur manière, ils se sont choisis : Paula aux yeux vairons et au regard biaisé par un léger strabisme, fille d’un couple de Parisiens sans histoires ; Jonas, secret et talentueux, une éternelle casquette vissée sur la tête ; Kate, grande bringue charpentée et tatouée qui a payé ses études en travaillant comme physionomiste dans une boîte de nuit de Glasgow.
Un monde à portée de main s’ouvre sur leurs retrouvailles, à Paris, en coup de vent, alors qu’ils sont déjà dispersés aux quatre coins de l’Europe, enchaînant les chantiers. Un désir électrique réunit Paula et Jonas sous un réverbère, en un instant suspendu. Flash-back sur leur déjà lointaine année d’école. Construit en trois parties, le nouveau roman suit l’apprentissage de Paula Karst, de ses vingt à ses vingt-cinq ans, de ses premiers tâtonnements à la découverte de l’art pariétal. Comme dans Naissance d’un pont, Réparer les vivants ou Un chemin de tables, Maylis de Kerangal observe avec précision un métier, ses gestes et ses techniques, s’empare d’un lexique qui rend la langue plus vaste. Les phrases s’étirent comme de longs travellings ou des plans séquence quand, par exemple, Paula marche dans les studios italiens de Cinecittà, temple du cinéma et de l’illusion.
Tendu par un amour qui contrarie les rêves de liberté mais ne demande qu’à s’éveiller, le roman s’inscrit dans une double temporalité : le présent d’une jeunesse qui vit à toute allure et les strates du temps long qui relie Paula et Jonas aux peintres des premières grottes ornées. En plongeant au cœur de la création, dans sa dimension la plus charnelle et matérielle, c’est peut-être aussi sa propre écriture que questionne Maylis de Kerangal.
Un monde à portée de main de Maylis de Kerangal, Gallimard, 2018. 336 pages, 8,10 euros.
Article publié dans le numéro d’avril 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.