Un jour de printemps 2021, entre de petits bungalows gris et des chênes au feuillage généreux, des flâneurs déambulent le long des allées du quartier de Montrose, à Houston. Outre les nombreux espaces verts, ils peuvent apprécier la dizaine de sculptures modernes signées Ellsworth Kelly, Jim Love ou Barnett Newman qui jalonnent les lieux. Sur ce campus de douze hectares, les visiteurs se pressent vers la Menil Collection, un long bâtiment de plain-pied, gris lui aussi, qui abrite depuis 1987 quelques 17,000 objets d’art, et ses quatre pavillons attenants. Dessiné par l’architecte italien Renzo Piano, le musée se fond dans le paysage, respectant la volonté de ses fondateurs : une construction d’apparence modeste vue de l’extérieur mais vaste à l’intérieur.
L’entrée est libre. Dès les premiers pas dans l’édifice éclairé à la lumière naturelle, des nuages couvrent un instant la pièce d’un léger voile d’obscurité. La clarté revenue, le visiteur distingue une série de toiles aux bandes monochromes vibrantes. La Menil Collection célèbre avec cette exposition les cinquante ans de la chapelle Rothko, construite une rue plus loin à l’initiative des Menil en collaboration avec l’artiste phare de l’abstraction américaine d’après-guerre, Mark Rothko. « Ces toiles, acquises en 1957, furent emmenées ici juste après leur création », s’enthousiasme Natalie Dupêcher, une conservatrice du musée, devant Plum and Brown (1956) et The Green Stripe (1955). Plus loin, en direction des galeries d’art moderne et contemporain, L’empire des lumières, une huile sur toile du peintre surréaliste René Magritte donne aux visiteurs un avant-goût de la plus importante collection des œuvres de l’artiste belge en dehors de son pays natal. Une photo montre d’ailleurs le peintre coiffé d’un chapeau de cowboy, profitant d’une visite au Texas pour assister à un rodéo !
On retrouve plus loin le travail d’artistes européens modernes comme Cézanne, Matisse, Picasso, Miró, Fernand Léger ou Max Ernst, puis une importante collection d’Américains de l’après-guerre comme Jackson Pollock, Jasper Johns, Rauschenberg, Andy Warhol, Cy Twombly – un des pavillons de la Menil Collection porte son nom –, ou encore Niki de Saint Phalle, à qui la Menil Collection consacre une grande exposition jusqu’au 23 janvier 2022. La collection acquise sur six décennies par John et Dominique de Ménil, d’abord à titre privé puis pour le compte de la Menil Foundation dès 1954, traverse les âges – du Paléolithique jusqu’au XXe siècle – et rassemble des pièces en provenance d’Europe et des Amériques, mais aussi d’Afrique et des îles du Pacifique, une bibliothèque d’archives et de recherche et un pavillon entièrement dédié au dessin.
Pas de charte à suivre pour les nouvelles acquisitions depuis la mort de Dominique de Ménil en 1997 (John l’a précédé en 1973), mais plutôt un esprit. « Ce qui compte », disait-elle, « ce n’est pas la connaissance encyclopédique [mais] l’intensité de la quête, la soif de l’âme, la curiosité de l’esprit et le plaisir des yeux ». Et une expérience directe avec l’art qui se doit d’être apprécié en personne, à la hauteur des yeux, sans panneau explicatif. « Ils voulaient emmener les gens à l’art », précise Rebecca Rabinow, la directrice du musée depuis 2016, venue du Metropolitan Museum of Art de New York. « Encore aujourd’hui, la mission du musée, notre conviction, c’est que l’art fait partie intégrante de l’expérience humaine, qu’on en a besoin et qu’il faut supprimer ce qui nous empêche d’y accéder. D’où la gratuité du musée, l’absence de marches, les horaires tardifs… On ne veut pas de barrière. »
De Paris au Nouveau Monde
Le cheminement personnel des Ménil jusqu’à l’art ne fut pas immédiat. Banquier issu d’une vieille famille catholique, Jean Menu de Ménil épouse en 1931 la fille de l’inventeur et industriel Conrad Schlumberger, Dominique, et part pendant la guerre prendre la tête des opérations de la compagnie de services pétroliers Schlumberger à Houston, alors en plein boom. Il quitte la France pour l’Amérique en 1940 et est rejoint l’année suivante par Dominique et leurs trois premiers enfants. A New York, le couple croise le chemin d’artistes et intellectuels déplacés comme eux par la guerre et retrouvent le père Marie-Alain Couturier, un Dominicain chantre de l’art sacré rencontré dix ans plus tôt à Paris. Sur ses conseils, Jean et Dominique courent les galeries et font leurs premières acquisitions, dont un Cézanne.
Leur regard sur l’art, plutôt conventionnel, change et s’affine. En témoigne l’anecdote, souvent répétée par Dominique, de leur redécouverte tardive d’un portrait la représentant, peint par le surréaliste allemand Max Ernst dans les années 1930 et longtemps oublié. « On le vit et on se mit à crier car alors nos yeux étaient ouverts. » La puissance du modernisme artistique, perçu comme rassembleur, résonne avec l’intense quête spirituelle animant ce couple de croyants. Leur fils cadet François de Ménil, architecte de 76 ans vivant entre New York et Houston, indique dans un entretien avec France-Amérique que cette prise de conscience d’après-guerre a probablement marqué un tournant dans la vie du couple : « Dès lors, ils se sont efforcés de partager cette expérience avec le plus grand nombre. »
Siège des activités pétrolières du groupe Schlumberger, d’où les Ménil tirent leur fortune, la côte du golfe du Mexique représente pour le couple une terre d’opportunité formidable. « Le Nouveau Monde était une page blanche : ils pouvaient y créer leur propre univers », résume François de Ménil. «Ils se sont véritablement transformés, passant de bourgeois éduqués de la classe moyenne [à Paris] à un état d’esprit avant-gardiste très sophistiqué. » Sans cette traversée de l’Atlantique et leur installation au Texas, ses parents « ne seraient peut-être pas devenus ceux qu’ils sont devenus ». En 1962, signe de leur assimilation, Jean de Ménil devient officiellement John de Menil.
Les deux apôtres de l’art pour tous
Dès les premières années, la volonté du couple de démocratiser l’accès à l’art se traduit par l’enrichissement de leur collection, devenue « collection d’enseignement », et par un soutien accru aux institutions culturelles locales pour lesquelles ils attirent de grands noms du circuit artistique, dont la curatrice de génie Jermayne MacAgy ou l’ex-conservateur du Guggenheim Museum James John Sweeney. Ils aident l’université de Saint-Thomas à se doter d’un département d’histoire de l’art puis collaborent avec Rice University. Ils accueillent à Houston René Magritte, Max Ernst, Andy Warhol, Le Corbusier, les cinéastes Antonioni et Godard et font appel à de grands architectes pour populariser dans cette ville en pleine expansion une vision moderniste de l’architecture résidentielle, universitaire et culturelle.
L’art était aussi pour eux une arme contre la violence de la ségrégation dans le Sud des années Jim Crow. Marquée par un voyage en train parmi une popu- lation uniquement blanche en 1960, Dominique de Ménil lance un ambitieux programme de recherches sur la représentation des Noirs dans l’art occidental, The Image of the Black in Western Art. Ce projet, désormais porté par l’université de Harvard, a permis de réunir 26 000 images et près d’une dizaine de volumes sur le sujet. John de Ménil, lui, s’est impliqué dans la défense des droits civiques, soutenant élus noirs (le futur représentant démocrate Mickey Leland, notamment) et associations éducatives. En 1971, les Ménil organisent l’une des premières expositions racialement mixtes d’artistes contemporains, restée dans les mémoires comme le De Luxe Show.
Au-delà de cet héritage, pour beaucoup, ce qui demeure de l’action de ces grands collectionneurs franco-américains est une philosophie humaniste selon laquelle l’art de qualité est un puissant agent de transformation spirituelle. Il stimule l’intellect, l’œil et l’âme, et mène vers un engagement social et fraternel et une vision du monde universelle. Sacrée.
Article publié dans le numéro de septembre 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.