Histoire

Mary Cassatt et Louisine Havemeyer, pionnières de l’impressionnisme en Amérique

La passion de l'impressionnisme aux Etats-Unis naît à la fin du XIXe siècle, de l'amitié entre une mécène, Louisine Havemeyer, et une artiste, Mary Cassatt. Ces deux femmes jouèrent un rôle décisif dans la promotion de ce mouvement sur le sol américain et créèrent l’une des plus grandes collections de tableaux impressionnistes. La plus grande partie de cette collection se trouve aujourd’hui au Metropolitan Museum of Art de New York.
Mary Cassatt, Petite fille dans un fauteuil bleu, 1878. © The National Gallery of Art, Washington D.C.

Dans son ouvrage From Sixteen to Sixty: Memoirs of a Collector, Louisine Havemeyer (née Waldron-Elder) rend hommage à Mary Cassatt, trois ans après la mort de son amie en 1926 : « Mary Cassatt et moi étions amies depuis toujours. Elle a été mon guide et mon inspiration. J’aime l’appeler la bonne fée de ma collection car les plus beaux objets que je possède ont été acquis grâce à son bon jugement et à ses conseils […]. Il est difficile de décrire ce qu’était notre amitié, faite de liens à la fois amicaux, intellectuels et artistiques […]. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un à l’esprit aussi indépendant que Mary Cassatt. »

Née à Pittsburg en 1844 dans une famille aisée et traditionnelle, Mary Cassatt fait fi des conventions et décide à seize ans de devenir peintre. Elle passe outre les objections familiales et part étudier à Paris, le centre incontournable de l’art en 1865. Le Salon officiel, les musées, les ateliers et les conversations constituent les nouveaux pôles de son existence. Elle s’inscrit dans divers ateliers et, à force d’opiniâtreté, obtient la carte de copiste. Elle installe son chevalet au Louvre, où elle copie les chefs-d’œuvre les plus disparates.

En 1874, elle s’enhardit à présenter au Salon un tableau intitulé Portrait de Madame Cartier qui attire l’attention, entre autres, d’Edgar Degas. Il l’invite l’année suivante à exposer avec ses amis dans le groupe des impressionnistes, ce qui fit dire à l’Américaine : « J’acceptai avec joie, enfin je pouvais travailler avec une indépendance absolue. J’avais reconnu quels étaient mes vrais maîtres. J’admirais Courbet, Manet et Degas. Je détestais l’art conventionnel, je commençais à vivre. » Une longue amitié, faite d’estime réciproque, lia toute leur vie les deux artistes.

Mary et Louisine, l'artiste et la mécène

Mary Cassatt (1844-1926) et Louisine Waldron Elder (1855-1929) se rencontrent en juin 1874. Comme beaucoup de ses compatriotes, Louisine, originaire de New York, séjourne à Paris pour y étudier le français. De onze ans l’aînée de Mary Cassatt, Louisine est fascinée par l’intelligence, la passion pour l’art et la forte personnalité de Mary, alors âgée de trente ans. Dans ses mémoires, elle écrit : « Elle ouvrit mon esprit à l’art tandis qu’elle me faisait découvrir Paris. » Avec Mary comme guide, Louisine visite les galeries d’art, les musées et s’intéresse au travail de Courbet et de Manet.

En 1875, Mary l’entraîne dans une galerie d’art du boulevard Haussmann, tombe en arrêt devant une œuvre de Degas intitulée Répétition d’un ballet et persuade Louisine d’acheter ce pastel. Jeune et inexpérimentée, Louisine n’a encore jamais rien vu de semblable. Elle avoue : « Je savais à peine comment l’apprécier ou si je l’aimais ou non… Mary ne me laissa aucun doute que c’était une bonne idée d’acheter ce tableau et j’ai suivi ses conseils, malgré son coût élevé ! » Louisine achète ainsi sa première œuvre d’art, pour la somme, importante à l’époque, de 500 francs. En 1965, son petit-fils, George Frelinghuysen, vendra ce même tableau pour la somme exorbitante de 410 000 dollars, preuve du flair de Mary Cassatt !

Cette acquisition inaugure une série d’innombrables achats par celle qui allait devenir avec son futur époux, Henry Osborne Havemeyer, l’un des grands mécènes de l’Amérique. Et, sur les conseils de Mary, la première à faire connaître les impressionnistes dans ce pays. De son côté, Mary Cassatt collectionne pour le compte de son frère Alexandre, vice-président de la Pennsylvania Railway Company, à qui elle écrit : « Quand tu recevras ces tableaux, tu seras probablement la seule personne à Philadelphie à posséder de tels maîtres. »

Henry O. Havemeyer, du commerce du sucre au mécénat d’art

A son retour aux Etats-Unis, Louisine épouse, le 22 août 1883, Henry Osborne Havemeyer. Né à New York, cet héritier d’entreprises de raffinage du sucre possède une immense fortune. Il s’agit pour lui d’un deuxième mariage, le premier, avec la tante de Louisine en 1870, s’étant terminé en divorce. Cette seconde union est plus harmonieuse. Les deux époux sont unis par leur prédilection pour l’art. Homme d’affaires avant tout, Henry collectionne les objets d’art asiatique. Il achète cependant moins par amour de l’art que par goût de l’investissement. Trois enfants naquirent de cette union, une fille Adaline, un fils Horace et la petite dernière Electra. Tous trois deviendront d’avides collectionneurs, en particulier Electra Havemeyer Webb qui fonda, en 1947, le musée de Shelburne, dans le Vermont, pour y abriter ses collections.

Après avoir présenté Louisine à Degas, Mary Cassatt entraîne le couple Havemeyer dans l’atelier de Manet. Louisine s’entiche de la période hispanique du peintre et acquiert Mlle V. en costume d’espada, premier grand format de l’artiste. Elle hésite à acheter Matador saluant (pour lequel a posé Eugène Manet, frère du peintre)  craignant que la taille du tableau (171,1 x 113 centimètres) ne déplaise à son mari. Elle finit par l’acheter lorsque Mary lui affirme : « C’est exactement le format que voulait Manet et cela devrait suffire à M. Havemeyer. » Ce tableau plaît tellement à son mari que l’année suivante, il achète Jeune homme en costume de Majo, autre tableau de Manet de format encore plus imposant, pour faire pendant au premier.

Grâce aux contacts de Mary, Louisine et Henry font la connaissance des marchands d’art Paul Durand-Ruel, Ambroise Vollard et Théodore Duret, dont ils furent les meilleurs clients et qui jouèrent eux aussi un rôle essentiel dans la présentation des impressionnistes aux Etats-Unis. En 1886, James Sutton, président de l’American Art Association, invite Durand-Ruel à organiser à New York la première exposition impressionniste. Selon un contemporain, « c’était très risqué ! » Persuadé que les Américains manquent de goût, Monet ne voulut  prêter qu’une vingtaine de toiles ; aussi les organisateurs connaissant la collection des Havemeyer firent « appel à eux pour garnir les cimaises ». Le Buveur d’absinthe de Manet, rejeté vingt ans auparavant par le Salon, y figure à côté du Balcon, où « trônait » Berthe Morisot, quintessence de la femme fatale à l’époque ! Ces tableaux, qui avaient tant choqué les Parisiens en 1874, remportent un vif succès aux Etats-Unis, ce qui encourage Durand-Ruel à ouvrir une galerie à New York, sur la 57e Rue Est.

Les bons conseils de Mary

L’Exposition universelle de 1889 impose Paris comme une destination artistique incontournable. Parmi les riches New-Yorkais y séjournant cet été-là se trouvent Henry et Louisine, accompagnés de leurs enfants. Ils cherchent à acheter des œuvres d’art destinées à orner leur immense demeure construite sur la Cinquième Avenue. Pour Louisine, retrouver Paris c’était revoir Mary et la présenter enfin à son mari. Selon Louisine : « Elle est devenue non seulement notre amie mais aussi notre conseillère et notre guide. Elle était toujours prête à nous accompagner et il était rare que nous allions en Europe sans qu’elle ait au préalable identifié quelques chefs-d’œuvre à voir. »

Durant leurs voyages à l’étranger, bien que les Havemeyer aient accès à un réseau d’experts (artistes, marchands, critiques et notables du monde de l’art), Mary Cassatt était leur principale agente et conseillère pour l’acquisition de tableaux. Dans son ouvrage From Sixteen to Sixty, Louisine rapporte ce commentaire de Cassatt : « Pour assembler une bonne collection, il est nécessaire d’y avoir une note moderne de même que pour être un grand peintre, il faut être classique aussi bien que moderne », ajoutant « tous les tableaux achetés à titre privé par les riches Américains trouveront éventuellement leur place dans des collections publiques et enrichiront le goût national ».

Sans l’aide de Mary Cassatt, bien introduite dans les milieux artistiques non conventionnels, les Américains venus à Paris en quête d’art auraient-ils jamais eu l’occasion de voir les tableaux de Degas, de Manet ou de Monet rejetés par le Salon officiel ? Probablement pas. A cet égard, sa collaboration avec les Havemeyer était précieuse ! Pouvait-on rêver de cadre plus approprié pour mettre en valeur les artistes européens que leur fastueuse demeure de Manhattan, décorée par Louis Comfort Tiffany, qui en fit la plus élégante des vitrines ?

Trente-trois voyages en Europe,

L’insatiable passion de Louisine pour les impressionnistes lui fit rechercher tous les peintres de ce groupe. En une trentaine d’années, elle effectuera trente-trois voyages en Europe, rapportant à chaque fois des chefs-d’œuvre. A Georges Clemenceau, elle rachète un portrait de Mary Cassatt par Manet. A Degas, outre Répétition de danse et Chevaux et jockeys, elle achète La Modiste,  pour laquelle Mary Cassatt a servi de modèle. La mort de son époux, en 1907, ne ralentira pas ses activités de collectionneuse. En 1912, elle fait l’acquisition, de façon anonyme, d’un tableau de Degas, Danseuses à la barre. A l’époque, le prix du tableau est le plus élevé pour un artiste vivant. L’année suivante, elle acquiert plusieurs tableaux de Pissarro, de Sisley et de Cassatt.

Toujours débordante d’enthousiasme, Louisine organise en 1915 à la galerie M. Knoedler de New York une exposition, Masterpieces of Old and Modern Painters, en faveur de la cause des femmes suffragettes. La moitié des tableaux exposés sont issus de sa collection privée. Sa collection devance même en quantité et en qualité celle des autres grands collectionneurs américains : les Carnegie, J.P. Morgan, Rockefeller, Potter Palmer, Alfred Pope, James Stillman, Sarah Choate Sears, Duncan Phillips. Toutefois, personne n’a joué un rôle plus éminent dans la promotion des impressionnistes aux Etats-Unis, et de Degas en particulier, que Mary Cassatt. Artiste respectée en France et en Amérique, elle a servi d’intermédiaire entre les artistes français d’avant-garde et les milliardaires américains voulant imiter les aristocrates européens pour ajouter un cachet culturel à leur fortune acquise dans le charbon, l’acier, les chemins de fer ou le sucre.

La mort de Mary le 14 juin 1926 précède de trois ans celle de  Louisine, le 6 janvier 1929. Cette septuagénaire laissa les plus beaux fleurons de sa collection au Metropolitan Museum of Art de New York et, pour ne pas déroger, ses enfants feront don de deux mille œuvres d’art à cette institution.


Article publié dans le numéro d’octobre 2014 de France-AmériqueS’abonner au magazine.