Book Review

Mohamed Mbougar Sarr : en mémoire de Yambo Ouologuem

Pour écrire La plus secrète mémoire des hommes, prix Goncourt en 2021, Mohamed Mbougar Sarr s’est inspiré de l’histoire de l’écrivain malien, auteur du Devoir de violence et mort dans l’oubli en 2017. Les deux romans viennent de paraître simultanément aux Etats-Unis.
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Mohamed Mbougar Sarr. © Magali Delporte

En 1968, Roger Grenier, membre du jury du prix Renaudot, annonce l’identité du lauréat : Yambo Ouologuem, jeune écrivain malien de 28 ans, professeur de lycée en France. Son premier roman, Le devoir de violence, retrace sur huit siècles le destin d’un empire imaginaire et le règne d’une dynastie fictive, les Saïf. Cette fresque foisonnante, traversée par la violence et l’érotisme, est aussi impitoyable pour les Africains que pour les colons blancs. Unanimement salué pour la qualité de son écriture, le livre vaut à son auteur une avalanche de critiques, au Nord comme au Sud. Léopold Sédar Senghor, poète et père de la négritude, alors président du Sénégal, parle d’un « livre affligeant », reprochant à Yambo Ouologuem de « nie[r] ses ancêtres ». Il faut dire que l’écrivain fustige toutes les formes du colonialisme, mettant au jour les origines africaines de l’esclavagisme puis le rôle des notables locaux aux côtés des colons européens.

Mais c’est pour des motifs strictement littéraires qu’éclate le scandale : dans un article publié en 1971, un chercheur américain reproche à Yambo Ouologuem d’avoir plagié Graham Greene et André Schwarz-Bart. « Aux Etats-Unis, l’éditeur américain du Devoir de violence pilonne son stock », rappelle la préface à la nouvelle édition française (2018). « Le scandale arrive en France où parfois, les mêmes critiques qui ont encensé l’auteur malien s’acharnent désormais contre lui. Le Seuil finit par cesser la diffusion du roman. » Après quelques tentatives de poursuivre son œuvre, dont Lettre à la France nègre (1969), Yambo Ouologuem se retire du monde des lettres et tombe dans l’oubli. Il meurt en 2017 à Sévaré, en pays dogon.

Il faudra attendre 2021 et la parution en France de La plus secrète mémoire des hommes, récompensé par le prix Goncourt, pour que la figure de Yambo Ouologuem revienne en pleine lumière. Dédiant son roman à l’écrivain malien, le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr bâtit une brillante fiction autour d’un personnage nommé T.C. Elimane, auteur en 1938 d’un unique livre intitulé Le labyrinthe de l’inhumain. Le personnage principal, lui-même jeune écrivain, tente de retracer l’histoire de ce fantôme qui ne cesse de le fasciner. Entre Paris et Dakar, en passant par Amsterdam et l’Argentine, le narrateur recompose le puzzle à partir de témoignages de celles et ceux qui ont connu Elimane : sa cousine, Siga D., surnommée « l’Araignée-mère », la journaliste et critique Brigitte Bollème, ou encore Thérèse Jacob, éditrice avec son mari du Labyrinthe de l’inhumain.

S’inspirant pour le titre d’une phrase du Chilien Roberto Bolaño, Mohamed Mbougar Sarr compose un dédale de personnages et de filiations où s’entremêlent des réflexions sur les relations entre l’Afrique et l’Occident, sur la difficulté pour un écrivain africain à sortir du ghetto où on veut le cantonner de part et d’autre, sur la frontière entre la littérature et la vie. Parce que silencieux, T.C. Elimane est une surface de projection où viennent s’agréger les désirs et les fantasmes, les questions qui doivent rester sans réponse pour que la création reste intacte. S’approchant du mythe sans épuiser les mystères de l’œuvre, Mohamed Mbougar Sarr rend à Yambo Ouologuem le plus beau des hommages.

La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr, Editions Philippe Rey, 2021. 448 pages, 22 euros.

Le devoir de violence de Yambo Ouologuem, Seuil, 2018. 304 pages, 19 euros.


Article publié dans le numéro d’octobre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.