Le 8 novembre 2018, en seulement quatre heures, le gigantesque Camp Fire rase la petite ville de Paradise, au nord de Sacramento. Le bilan est lourd – 86 morts, 18 800 infrastructures détruites – et plonge de nombreuses familles dans la précarité. Depuis, les flammes menacent la région chaque année. A l’été 2020, le North Complex Fire brûle à quelques kilomètres. L’année suivante, de juillet à octobre, le Dixie Fire, l’incendie le plus important de l’histoire de l’Etat, consumera près de 400 000 hectares. Le départ de feu s’est déclaré sur les mêmes collines boisées, traversées par les lignes électriques à l’origine de l’incendie meurtrier de Paradise.
Le photographe documentaire Maxime Riché, qui vit à Paris, s’est rendu sur place à deux reprises pour raconter cette tragédie qui laisse les populations dans le désarroi. « Pour rencontrer ceux qui ont décidé de reconstruire leur ‘paradis’ dans un lieu qui semble aujourd’hui brutalement inhospitalier », explique le photographe. « Certains s’accrochent à une mythologie personnelle propre aux cultures pionnières de l’Ouest américain, d’autres sont encore paralysés par le traumatisme qu’ils ont vécu, incapables d’y échapper. Tous prennent peu à peu acte d’une nouvelle réalité, entre la conservation du lieu qu’ils chérissaient et un nouveau rapport à un paysage blessé au cœur. »
Pour saisir la beauté et la fragilité des lieux, choisi tant pour la résilience de ses habitants que pour la symbolique associée à son nom, le Français a opté pour une pellicule infrarouge qui a pour effet de transformer les couleurs : au développement, le blanc des nuages apparaît jaune (on pense à la fumée) et le vert des arbres, rouge (comme les flammes). Une métaphore de l’impact de l’incendie sur la nature, et du feu qui rôde autour de la végétation encore intacte. Plusieurs photographes avant lui se sont essayés à cette technique, jadis utilisée par l’armée pour des missions de reconnaissance. Ainsi, en 2010, le New-Yorkais Richard Mosse documente la guerre civile en République démocratique du Congo dans Infra Series, une œuvre spectaculaire marquée par l’utilisation du film Kodak Aerochrome III Infrared 1443, qui fait prendre au conflit des teintes rosées.
Dix ans plus tard, dès le premier jour du confinement consécutif à l’épidémie de Covid-19, le photographe français Antoine d’Agata parcourt les rues de Paris avec un appareil thermique pour enregistrer, à sa manière, l’épisode viral qui a fait de la ville un étrange théâtre d’âmes errantes, de têtes baissées et de corps fuyants. Dans la série de Maxime Riché, le procédé fait écho à l’émoi ressenti par les hommes et les femmes qui peuplent les paysages dévastés par l’incendie californien. « Les couleurs flamboyantes ponctuent la normalité ténue d’une vie qu’ils tentent de reconstruire », explique-t-il. Par ailleurs, les pigments noirs des tirages ont été obtenus par l’application d’un mélange de résine et de cendre de pin que le Français a collecté à Paradise : « Ces photographies agissent comme des flashbacks suggestifs de l’enfer que les habitants de cet Eden déchu ont traversé. Elles servent à rappeler la mémoire des flammes gravées sur la rétine des survivants qui se reconstruisent avec la peur du prochain désastre au ventre. »
Un paradis perdu
Ce travail est aussi le fruit d’une enquête de fond. Les nombreux témoignages recueillis par le photographe documentaire parsèment le livre qu’il en a tiré, prévu pour le mois de juillet et d’ores et déjà en précommande aux éditions André Frère, et disent la détresse des rescapés. Comme celle d’Amanda : « La culpabilité du survivant s’est accompagnée d’un grand nombre de pensées intrusives. J’avais des flashs de l’incendie et des arbres en feu et des cris des gens qui ne pouvaient pas sortir. » Ou de Mary : « Nous devions prouver que nous vivions ici. Mais nous n’avions pas de papiers pour le prouver. Tout a brûlé. C’est la pagaille ici et tout le monde s’en fout. »
Si Maxime Riché a photographié Paradise, c’est aussi pour dénoncer notre relation dysfonctionnelle au monde naturel, révéler notre capacité à nous adapter au changement climatique et documenter l’évolution de nos modes de vie imposée par ces nouvelles conditions. « Ma série invite à réfléchir au sens premier du mot apocalyptique : le récit de Paradise nous laisse entrevoir le prochain lieu, Hawaï, Australie, Brésil, Sibérie, Grèce, Turquie ou ailleurs, qui devra passer par cette guérison après une catastrophe dont les causes sont, de plus en plus, humaines. Il suggère notre déconnexion toujours plus grande de la nature, notre hubris, notre outrecuidance à vouloir la contrôler à tout prix. »
Rappelons que les mégafeux, comme on les appelle depuis 2013, ne sont pas des phénomènes propres à la Californie, même si l’Etat américain en est l’un des théâtres les plus spectaculaires. Les pics de chaleur inédits enregistrés en 2022, et les incendies dévastateurs qui s’en sont suivis, ont particulièrement impacté la France. En Gironde, cet été-là, de gigantesques incendies ont brûlé près de 30 000 hectares de bois. La forêt de Brocéliande en Bretagne et la Corse n’ont pas été épargnées non plus. Bienvenue dans ce que Stephen J. Pyne, professeur émérite à l’université d’Etat de l’Arizona, nomme le Pyrocène. L’âge du feu.
Paradise de Maxime Riché, André Frère Editions, juillet 2024.
Maxime Riché cherche des lieux d’exposition et partenaires aux Etats-Unis pour montrer son travail aux résidents de Paradise.
Portfolio publié dans le numéro de février 2024 de France-Amérique. S’abonner au magazine.