Ce n’est ni au bal de débutantes, ni dans les pages mondaines des gazettes du début du siècle, qu’Alma de Bretteville se fit connaître de la ville où elle a vu le jour le 24 mars 1881. Pourtant, le nom qu’elle porte pourrait impressionner le petit cercle des Franciscanais sensibles aux particules. Née de parents danois naturalisés américains, Alma peut se vanter de descendre d’une vieille famille française ayant trouvé refuge à Copenhague pendant la Révolution. Elle compte ainsi parmi ses ancêtres un grand-oncle qui servit en tant que général sous Napoléon III. Mais voilà, la famille de Bretteville est aussi snob que désargentée. Viggo, le père, se destinait à une carrière de diplomate. Mais en Californie, il lui a bien fallu admettre qu’il devrait travailler pour nourrir ses quatre enfants. On trouve sa trace comme marchand de légumes, professeur de langue ou encore employé de bureau. Dans l’ombre, c’est Mathilde, la mère d’Alma, qui s’active et fait bouillir la marmite. Elle s’échine tantôt dans une laverie, tantôt une boulangerie et même un salon de massage. Autant dire que la famille est considérée par la bonne société comme extrêmement suspecte. Tout s’aggrave à la fin de l’année 1901 quand le nom d’Alma fait les gros titres de la presse locale.
A 20 ans, elle poursuit en justice Charles J. Anderson, chercheur d’or d’une quarantaine d’années ayant fait fortune en Alaska, pour n’avoir pas honoré la promesse de mariage prononcée au cours des cinq semaines qu’a duré leur romance… La presse présente la jeune femme comme une «artiste » : elle joue la comédie, taquine le pinceau et pose quelquefois pour les peintres et sculpteurs (sa silhouette inspirera, dit-on, la Victoire de bronze qui surmonte le monument au centre de Union Square à San Francisco). Pour que soit lavé son honneur, Alma réclame la somme ahurissante de 50 000 dollars (1,5 million de dollars actuels). Les journaux s’enflamment. San Francisco est divisé. Est-il plus scandaleux de se rétracter après avoir dépensé 1 500 dollars en cadeaux (50 000 dollars d’aujourd’hui) ou bien de traîner son ex-futur mari devant la justice ? Anderson sera finalement condamné à verser 1 250 dollars à la jeune fille qu’il avait éconduite et dont la réputation sera à jamais entachée.
Le premier sugar daddy
En 1903, sans doute grâce à un parent travaillant pour la Spreckels Sugar Company à Hawaï, Alma croise la route d’Adolph B. Spreckels, fils d’un émigré allemand devenu millionnaire grâce au commerce du sucre. A 46 ans, il est déjà à la tête d’un nombre important de raffineries et possède sa propre compagnie de transport maritime, ce qui fait de lui l’un des hommes les plus riches de l’Ouest américain. Eternel célibataire, il s’amourache de la plantureuse Alma, qui a soif d’élévation sociale comme de connaissances et fait moins de chichis que les jeunes filles du monde. Ne souffre-t-il pas lui aussi du regard sévère que porte la bonne société sur les origines modestes de son propre père ?
Grâce à son sugar daddy, comme elle le surnomme (ce serait là l’origine de l’expression), Alma peut se consacrer à la peinture et voyager en famille sur la terre de ses ancêtres. Mais le mariage tarde à arriver. Ce n’est qu’en juin 1908, dans le plus grand secret et loin de tous, à la mairie de Philadelphie, qu’elle devient enfin Madame Spreckels. Quand la nouvelle se répand, plusieurs mois plus tard, San Francisco tousse. Il faudra dorénavant compter avec cette géante à l’appétit d’ogre, qui apprécie les cocktails, distribue les clins d’œil alentour et a l’habitude de se déchausser en société pour faire décongestionner ses pieds.
Malgré trois grossesses successives, Alma se lance à corps perdu dans une entreprise destinée à impressionner ceux qui la rejettent, au premier rang desquels figure la famille de Young, très investie dans la vie de San Francisco. Puisque tous la considèrent comme une parvenue, elle va montrer ce dont est capable la fortune – neuve ou ancienne, peu importe. En décembre 1910 est posée au 2080 Washington Street, dans le quartier de Pacific Heights, la première pierre de ce qui deviendra l’une des plus grandes demeures privées des Etats-Unis : le Spreckels Mansion. Et comme rien n’est trop sublime pour ce temple néo-classique, Alma embarque au printemps 1914 pour la France en vue d’acquérir les plus beaux meubles et objets d’art du XVIIIe siècle disponibles sur le marché. C’est lors de ce séjour qu’elle fait la rencontre, décisive, de l’artiste américaine Loïe Fuller, dont les représentations qui mêlent danse moderne et jeux de lumière électrique enflamment Paris. Grâce à sa compatriote, Alma fait la connaissance du sculpteur Auguste Rodin, alors âgé de 74 ans. Elle deviendra son ambassadrice outre-Atlantique.
Un palais français à San Francisco
En février 1915 s’ouvre à San Francisco la Panama-Pacific International Exposition. Pas moins de 34 pays participent à l’événement. Alma est également partie prenante : elle a fait l’acquisition d’une douzaine de sculptures de Rodin qu’elle fait découvrir au public et, grâce à l’entremise de Loïe Fuller, le maître a consenti à prêter de nombreux plâtres et dessins. Lorsqu’Alma visite le pavillon français, une réplique de l’hôtel de Salm, le palais parisien qui accueille depuis Napoléon le siège de la Légion d’honneur, elle se dit que c’est tout simplement le plus beau monument qu’on ait jamais conçu. Et puisque cette copie est destinée à être détruite à l’issue de l’exposition, elle fait tout simplement promettre à son époux d’en faire réaliser une version permanente qu’elle promet d’offrir à la ville de San Francisco.
C’est pour elle un moyen de briller auprès de ses compatriotes, de rappeler habilement ses origines françaises et d’infliger un camouflet aux de Young et à leur petit musée du Golden Gate Park. Près de neuf ans plus tard, le 11 novembre 1924, est enfin inauguré le California Palace of the Legion of Honor, dédié à la mémoire des 3 600 soldats californiens morts pour leur pays pendant la Grande Guerre et enterrés en France. Plus de 700 œuvres acquises ou prêtées parmi les plus belles collections européennes sont réparties dans 19 galeries. C’est assurément l’exposition la plus importante jamais créée en Californie. Pourtant, en ce jour d’inauguration, qu’elle a préparé par d’innombrables séjours en Europe et à grand renfort de dollars, Alma porte les couleurs du deuil. Adolph a été emporté quelques mois plus tôt à l’âge de 67 ans, laissant son épouse à la tête d’une fortune colossale, mais plus que jamais seule contre tous, y compris, souvent, contre ses propres enfants. Elle aurait tant voulu qu’il la voie arborer la médaille de la Légion d’honneur qu’on lui remet en ce 11 novembre.
La vie après
A 43 ans, Alma, dont l’énergie débordante épuise ses amis comme son personnel, reste déterminée à poursuivre ce qu’elle a entrepris avec son mari. Elle ne s’épargne aucune fatigue, aucun séjour en Europe, aucune rencontre avec les artistes ni avec les mécènes, aucune dépense non plus pour enrichir ses précieuses collections qu’elle destine, comme le musée élevé dans Lincoln Park, aux habitants de la ville. La romance ? Elle y pense quelquefois, les soirs de grand froid, mais la cigarette, l’éternel martini qui prolonge son bras et son fabuleux coup de fourchette cabossent peu à peu sa silhouette tandis qu’elle continue malgré elle de faire craquer les coutures de toutes les convenances. Et puis elle n’a pas de temps à consacrer à la bagatelle.
Depuis la mort d’Adolph, elle a dû endosser le costume de businesswoman et gérer la fortune familiale. Cette mission, elle l’accepte de bon cœur mais toujours avec le tempérament excessif qui la caractérise. Sur un coup de tête, elle vend les deux journaux de San Diego fondés par les Spreckels. Dans la foulée, elle liquide l’Oceanic Steamship Company. Les hôtels tombés dans son escarcelle ? Même sort ! En parallèle, elle fait l’acquisition d’un château près de Paris, qu’elle revend quelque temps plus tard, et s’entiche du Samarkand, un palace de Santa Barbara qu’elle essaie tant bien que mal de rendre opérationnel et rentable avant de le troquer contre une ferme… Au fond, Alma n’est jamais aussi efficace qu’en matière d’art, où elle est passée maître dans l’art d’obtenir ce qu’elle veut. Pour preuve, l’ouverture d’un musée d’art européen à Maryhill, à laquelle l’Etat de Washington lui doit beaucoup.
Un éclair dans la nuit
Finalement, au moment où elle s’y attend le moins, elle reçoit la visite de Cupidon sous les traits d’Elmer M. Awl, une sorte de cowboy débonnaire de huit années son cadet, qui aime la bonne chère, les blagues risquées et porte le Stetson comme personne. Alma en reste baba. Une nuit de février 1939, durant laquelle les martinis se sont enchaînés, Alma embarque pour la mairie de Reno avec à son bras sa nouvelle prise. Embarrassée par sa fortune dans les relations humaines en général comme dans ses rapports plus intimes, Alma confond mariage et prestation de services. Elmer est renvoyé à Santa Barbara pour gérer les affaires de sa femme, jusqu’à ce jour d’octobre 1943 où celle-ci découvre que son bel hidalgo entretient une relation passionnée avec une nièce sienne qu’elle avait prise sous son aile. Fin du contrat. Alma se réfugie de nouveau dans ses collections et son œuvre de mécène. Elle se bat pour qu’en 1951, le musée maritime de San Francisco voie le jour. Ce sera le dernier chantier sur lequel elle travaillera. Malgré une tentative, à la fin des années 1950, pour se ressaisir et sortir de son isolement, Alma se laisse aller et néglige sa santé. Elle décède le 7 août 1968, chez elle, à l’âge de 87 ans.
En 1972, la ville de San Francisco décida de regrouper sous une même entité administrative le California Palace of the Legion of Honor et le musée de Young. « Moi vivante, jamais il n’y aura de fusion », avait déclaré Alma à l’évocation de ce projet. Depuis cette date, on raconte que certains soirs, dans les couloirs du vaste bâtiment néo-classique qui domine l’océan Pacifique, on entend résonner de tonitruants jurons en anglais, danois et français…
Article publié dans le numéro de juin 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.