Controverse

Pierre Laval, un « pantin » nazi à New York

Quatre-vingt ans après la création de la Milice par Pierre Laval, la plaque qui commémore à Manhattan l’architecte français de la rafle du Vél’ d’Hiv et de la collaboration avec l’Allemagne nazie passe toujours relativement inaperçue. Tout comme celle au nom de Pétain.
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Pierre Laval (avec la canne) et l’ancien gouverneur de New York Al Smith au sommet de l’Empire State Building, en octobre 1931. © Times Wide World Photo

Un simple bandeau de granite noir dans l’asphalte de Broadway. On pourrait marcher dessus sans y faire attention, entre un vendeur de souvenirs et un stand de hotdogs. La plaque au nom de Pierre Laval, dévoilée en 2004, fait partie d’un effort de la Downtown Alliance pour redynamiser le sud de Manhattan en commémorant les quelque 200 ticker-tape parades ayant marqué le quartier depuis l’inauguration de la statue de la Liberté en 1886. Des pluies de confettis qui ont rendu hommage à Theodore Roosevelt (en 1910), Amelia Earhart (1928), Charles de Gaulle (1945 et 1960), Elizabeth II (1957), Buzz Aldrin (1969), Jean-Paul II (1979), Nelson Mandela (1990) ou aux professionnels de santé pendant la pandémie de Covid-19 (2021).

Le 22 octobre 1931, la ville fête le président du Conseil français Pierre Laval. Figure importante de la droite anti-communiste, fervent pacifiste et représentant d’une puissance économique qui n’a pas encore subi la Grande dépression, il est convié pour une visite d’Etat par le président Herbert Hoover. Son entrée dans le port de New York à bord du paquebot Ile-de-France, à l’aube, est saluée par 19 coups de canons. Un rare hommage. En compagnie du maire Jimmy Walker et de l’ambassadeur Paul Claudel, Laval remonte ensuite Broadway en grande pompe, jusqu’à la mairie. Malgré les confettis, le reporter du Petit Journal décrit « une foule peu nombreuse – peut-être en raison de l’heure matinale – observa[nt] une attitude grave, correcte sans doute, mais sans aucune chaleur ». Mais Laval ne prête guère attention à cette tiède réception : quatre heures après avoir débarqué, il se dirige déjà vers Washington.

A la Maison-Blanche ce soir-là, Laval prend place à la droite de Hoover. Hasard du calendrier, octobre 1931 marque le 150e anniversaire de la bataille de Yorktown, victoire franco-américaine décisive, et un autre Français est présent à la table présidentielle : Philippe Pétain, maréchal de France, héro de la Grande Guerre, futur président du Conseil lui-même et chef du régime de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est la toute première rencontre entre deux hommes qui longtemps resteront associés dans l’imaginaire collectif. Le « lion de Verdun » aura droit à sa propre parade à Manhattan le 26 octobre 1931 – une autre plaque de granite commémore l’événement. Quelques mois plus tard, signe du succès de son voyage américain, Laval sera nommé Man of the Year par le magazine Time. Il reste le seul Français, avec de Gaulle, à avoir reçu cet honneur.

Neuf ans plus tard, en octobre 1940, Pétain, devenu dirigeant de l’Etat français, serre la main d’Adolf Hitler et pose avec lui les bases de la collaboration. Une entrevue organisée par Laval, qui se démarquera par son zèle tout au long de la guerre. Il affirme en juin 1942 qu’il « souhaite la victoire de l’Allemagne ». Architecte des lois raciales, il orchestre le mois suivant la rafle du Vél d’Hiv, au cours de laquelle plus de 13 000 juifs sont arrêtés par la police parisienne et déportés. Le 30 janvier 1943, à la demande d’Hitler et pour mieux lutter contre la Résistance, Laval crée la Milice française, police supplétive de la Gestapo. Une caricature publiée dans France-Amérique en août cette année-là le montre sous les traits d’un pantin contrôlé par l’occupant nazi.

Pierre Laval (à droite) et Philippe Pétain (à gauche), représentés en « poupées » de l’occupant nazi, le 15 août 1943. © Ezekiel Schloss/France-Amérique
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La plaque au nom de Pierre Laval sur Broadway, dévoilée en 2004. © Brice Rosier-Laperrousaz

Les exactions de la Milice – arrestations arbitraires, torture, viols, exécutions sommaires, massacres – s’ajouteront au bilan de guerre de Laval. A la Libération, alors qu’il tente de fuir en Espagne, il est arrêté, condamné à mort pour haute trahison et complot contre la sûreté intérieure de l’Etat, frappé d’indignité nationale et fusillé à la prison de Fresnes, non loin de Paris, le 15 octobre 1945. « On n’échappe pas à son destin », titre alors France-Amérique. En 2004, pourtant, le nom de Pierre Laval était gravé sur un trottoir de Manhattan. Sa plaque est située dans le Canyon of Heroes, à quelques pas de celle de Pétain, non loin de celle de De Gaulle et du fondateur de l’Etat d’Israël David Ben Gourion.

Sur les pavés, l’histoire : une commémoration contestée

Comment expliquer une telle décision ? Le projet mémoriel, pensé en 2000 comme un « walk of fame », a été mené par une organisation avant tout économique, la Downtown Alliance, sans discrimination ni consultation historique. Et sans aucun contexte. Dans le cas de Laval, on apprend qu’il était « Premier of France » en 1931, mais on ne lit nulle part qu’il a contribué à la déportation de 75 000 juifs de France entre mars 1942 et août 1944. Certes, l’enseignement de la Seconde Guerre mondiale aux Etats-Unis se concentre principalement sur la guerre du Pacifique et le débarquement de Normandie, au détriment du régime de Vichy (avec qui Washington a maintenu des relations diplomatiques jusqu’en 1942). Certes, New York est une ville qui se visite les yeux rivés vers le ciel – et non vers le sol. Toutefois, cette commémoration dérange.

Le scandale éclate en 2017. Lors de la vague de déboulonnage de statues et autres monuments controversés qui secoue alors les Etats-Unis, le Jerusalem Post s’indigne de l’existence à New York d’une plaque au nom de Pétain. La ville « a accidentellement honoré un meurtrier de masse », écrit dans la foulée un politicien de Brooklyn dont les parents ont survécu à Auschwitz et Bergen-Belsen. Il demande le retrait de la plaque pour « envoyer un message » à Marine Le Pen, qui vient d’affirmer, en pleine campagne présidentielle, que la France n’a joué aucun rôle dans la rafle du Vél d’Hiv. « Nous ne pouvons […] réécrire l’histoire », se défend la Downtown Alliance. « Nous espérons plutôt [que ces plaques] animent d’importantes discussions et des moments d’apprentissage. »

A son tour, la mairie s’en mêle. « La commémoration du collaborateur nazi Philippe Pétain dans le Canyon of Heroes sera la première que nous retirerons », promet sur Twitter Bill de Blasio, alors en campagne pour sa réélection. « Il n’y a pas de place pour la haine à New York City. » Près de six ans plus tard, cependant, la plaque n’a pas bougé. Pis encore : dans son rapport, la commission nommée par le maire pour identifier les marqueurs qui posent problème mentionne Pétain, mais pas Laval. « Si une plaque est exacte et ne célèbre pas des valeurs ou actions odieuses », conclue le panel d’experts, « elle ne doit pas être retirée ».

Le 27 janvier dernier, à l’occasion de la journée internationale à la mémoire des victimes de la Shoah, le président du borough de Manhattan a demandé que la ville retire ces plaques. L’avenir lui donnera-t-il raison ? En attendant, la commission de la mairie préconise de renommer le Canyon of Heroes et d’ajouter « du contexte » et « des informations historiques » à propos de chaque personnalité. Pour Laval, la plaque de granite noir pourrait porter ces mots : « Politicien français. A fait l’objet une parade le 22 octobre 1931 lorsqu’il était président du Conseil. Condamné à mort le 9 octobre 1945 pour crimes de guerre et collaboration avec les nazis. Exécuté six jours plus tard. »