Il s’appelle John Mitchell, un nom passe-partout, à l’image de sa silhouette terne et d’une vie obscure passée à travailler pour le Bureau fédéral de l’immigration. Dans neuf jours et neuf nuits, il quittera ses fonctions et les couloirs désormais déserts du centre d’Ellis Island pour aller vivre dans un petit appartement de Brooklyn, hérité de ses parents. Durant des décennies, il a vu arriver, à bord de paquebots, des grappes d’hommes et de femmes venus d’Europe, chassés de chez eux par la pauvreté ou la guerre. Seul, entouré des fantômes du « paysan irlandais », du « berger calabrais » ou du « rabbin polonais » devenus citoyens américains, il écrit, comme un ultime examen de conscience. Rongé par les remords, il pense à Nella, une jeune Sarde dont le frère handicapé mental s’est défenestré parce que l’Amérique ne voulait pas de lui. Il se souvient du jour où il a eu le sentiment de trahir son pays en laissant entrer sur le territoire national un ouvrier italien anarchiste.
Ce sont toutes ces vies déchirées, toutes ces histoires de perte et de séparation que raconte Gaëlle Josse, également auteure d’une fiction biographique sur la photographe franco-américaine Vivian Maier. Son roman mêle fiction et recherches documentaires. »Qu’emporte-t-on dans l’exil ? », écrit-elle. « Si peu, et tant d’essentiel. Le souvenir de quelques musiques, le goût de certaines nourritures, des façons de prier ou de saluer ses voisins. » En arrière-plan, on voit passer certains personnages réels, comme Fiorello La Guardia, traducteur et interprète à Ellis Island et futur maire de New York, ou le photo-graphe Augustus F. Sherman, auteur de portraits anthropologiques des nouveaux arrivants.
« J’ai eu un choc physique et émotionnel très violent en visitant Ellis Island », confie l’autrice. « J’ai senti l’histoire, la présence forte de ces douze millions de destins passés par ce lieu. Mon personnage est comme la dernière vigie à la proue du bateau : j’ai imaginé son histoire, à la fois intime et collective, qui met en jeu la complexité de l’être humain. A travers lui, on voit les ambiguïtés d’une Amérique qui accueille la main d’œuvre tout en se protégeant, un pays qui veut prendre plus que donner. » Un roman qui résonne puissamment avec le destin tragique des migrants d’aujourd’hui.
Le dernier gardien d’Ellis Island de Gaëlle Josse, Editions Noir sur Blanc, 2014. 176 pages, 14 euros. Disponible chez Albertine, la librairie française de New York.
Article publié dans le numéro de janvier 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.