Portrait

Drake LeBlanc, le cowboy de la francophonie

Il est aussi à l’aise à cheval que derrière une caméra. Pour son documentaire Footwork, récemment présenté au French Film Festival de La Nouvelle-Orléans, le réalisateur, activiste bilingue et cofondateur de Télé-Louisiane a choisi de documenter un milieu qu’il connaît bien : les cowboys noirs, francophones et créolophones, de son Etat.
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© Joseph Vidrine

Certains portent une chemise western impeccablement repassée, une ceinture assortie d’une grosse boucle brillante, un jean et des bottes de cuir. C’est l’école traditionnelle. D’autres optent pour un style plus décontracté, urbain : jogging ou pantalon baggy, teeshirt, chaîne en or ou en argent, baskets Air Jordan. Les premiers arborent un chapeau de cowboy en paille, quand les seconds portent la casquette à l’envers. Mais quelle que soit leur chapelle, ils partagent la même passion pour la musique zydeco, le cheval et une culture méconnue, unique au sud-ouest de la Louisiane et au sud-est du Texas : les trail rides créoles.

Ces chevauchées ont lieu tous les weekends. Populaires dans les campagnes qui bordent le golfe du Mexique, elles sont organisées par des clubs noirs comme les Cowboyz at Heart, les Young Stud Outlaws ou les Suga Shack Riders. Les I-49 Riders, qui ont leur Q.G. à Opelousas, organisent un rassemblement tous les ans au moment de la fête des Mères, et les Avenue Riders, en octobre dernier, se sont réunis dans la paroisse de Saint-Martin pour récolter des fonds pour la prévention du cancer du sein. Les trail rides les plus importants peuvent rassembler 2 000 à 3 000 cavaliers ! « Nou kité lamézon pou plis dis jou astèr-là », explique l’un d’eux en créole louisianais. « Nou fé prèsk 125 mil pendan lasmènn sir lê shval. Nou té gin in bon tem apé parlé avèk ènn-a-lòt, épi bwa épi manjé ! » (« Nous partions plus de dix jours. Nous parcourions plus de 200 kilomètres à cheval dans la semaine. Nous passions un bon moment tous ensemble, à parler, boire et manger ! »)

Ceux qui ne montent pas suivent en pick-up avec le ravitaillement, les ustensiles de cuisine et les instruments de musique. « C’est une expérience normale pour quelqu’un qui habite le sud-ouest de la Louisiane », explique Drake LeBlanc, qui a grandi à Lafayette, à mi-chemin entre La Nouvelle-Orléans et la frontière texane. « A chaque fois que je rendais visite à ma grand-mère ou à mes cousins, c’est ce que nous faisions pour nous amuser : nous allions à un trail ride ! Même sans cheval, nous y allions pour regarder les cavaliers, pour profiter du barbecue et du zydeco, et pour danser ! Ça a toujours fait partie de ma vie. »

© Télé-Louisiane
© Télé-Louisiane

Immersion dans la langue française

Drake LeBlanc a 25 ans, le regard décidé et des nattes qui encadrent son visage. Il vit, respire et travaille en anglais, en français et en créole, et passe aisément d’une langue à l’autre. Lorsqu’il animait Le FrancoMix sur KRVS et s’entretenait avec les musiciens francophones de passage en Louisiane, après le lycée, les auditeurs surpris appelaient la station pour connaître le nom de ce jeune homme qui s’exprimait aussi bien dans la langue de Molière et de Zachary Richard. « J’étais un pur produit du programme d’immersion, qui parle couramment et travaille en français », se souvient-il. « Ça a lancé le bouche-à-oreille et on a commencé à faire appel à moi pour écrire des sous-titres et faire le montage de films bilingues. »

Après deux semaines dans un community college de Lafayette, Drake LeBlanc abandonne ses cours de gestion. « Ça ne marchait pas », dit-il. « J’étudiais les entreprises et mon professeur d’entreprise n’avait pas d’entreprise ! » Il travaille depuis à son compte. Ses parents lui ont transmis le goût de l’image : son père tournait des vidéos pour la chaîne de télévision locale et sa mère s’improvisait photographe aux mariages de ses amies. Armé de sa caméra et d’une curiosité sans pareille, il documente à son tour son environnement : les groupes locaux, comme celui de son ami Jourdan Thibodeaux, les dance parties de Lafayette, « le hub du zydeco », mais aussi l’essor des écoles bilingues et la renaissance du français dans son Etat.

Au cours d’un festival, par le biais d’amis communs, Drake LeBlanc fait la connaissance de Will McGrew, un polyglotte de son âge qui vient de décrocher un diplôme en économie et sciences politiques à Yale. La rencontre est heureuse. « Nous venions d’horizons opposés, mais nous voulions tous les deux aider notre communauté », explique-t-il. « Lui vient de La Nouvelle-Orléans, de la ville, et moi de la campagne. Notre expérience de la Louisiane est très différente mais nous avions des compétences complémentaires. Il cherchait comment améliorer la visibilité des cultures cadienne et créole. Moi, je faisais des vidéos et je prenais des photos pour partager des histoires. »

© Milton Arceneaux
© Joseph Vidrine

Un succès en français louisianais

C’est l’acte de naissance de Télé-Louisiane, avec Drake LeBlanc à la direction artistique et Will McGrew au poste de PDG. Fondée en 2018, la plateforme multimédia emploie aujourd’hui une dizaine de personnes – des vidéastes, des photographes, des journalistes et des artistes – et produit une émission hebdomadaire en français louisianais, La Veillée, qui est diffusée sur la filiale locale de PBS. Parmi les sujets du moment : la candidature de l’Etat pour devenir membre à part entière de l’Organisation internationale de la Francophonie et l’ouverture, à l’école Pointe-au-Chien, du premier programme d’immersion destiné à une tribu amérindienne. En outre, Télé-Louisiane propose un podcast, un dessin animé pour les enfants et un journal bilingue, Le Louisianais, publié en ligne en partenariat avec le magazine Country Roads.

Les choses ont bien changé depuis la « génération perdue ». La Louisiane appelle ainsi ceux qui n’ont pas appris le français, ceux dont les parents étaient punis lorsqu’ils parlaient leur langue maternelle à l’école. Comme le père et la mère de Drake LeBlanc. « A cette époque, les gens pensaient que leurs enfants auraient de meilleures chances de faire des études s’ils étaient ‘plus américains’ et parlaient anglais », explique celui qui se rend régulièrement à Paris pour plaider la cause de la francophonie louisianaise auprès du ministère des Affaires étrangères, de France Télévisions et de l’Elysée. « Mais je ne veux pas que les gens se concentrent sur le passé. Je veux qu’ils regardent ce que nous faisons icitte, asteur [‘ici, maintenant’ en français louisianais, le slogan de Télé-Louisiane]. »

Récemment, le jeune réalisateur a tourné sa caméra vers un autre sujet qui lui tient à cœur : le cheval et l’héritage culturel de ses ancêtres. C’est l’idée derrière Footwork, un court documentaire produit par Télé-Louisiane à l’aide de la French Culture Film Grant offerte par #CreateLouisiana et TV5MONDE. « Je suis créole louisianais et les vachers noirs sont omniprésents là où j’ai grandi », explique-t-il. « Après avoir quitté le lycée, cependant, j’ai réalisé à quel point ces cavaliers manquaient de représentation dans la culture populaire américaine. Les Créoles, les Afro-Américains et les Amérindiens ont eu une grande influence sur l’histoire du pays, la conquête de l’Ouest et la naissance de la culture cowboy. Pourtant, ils sont invisibles. »

© Télé-Louisiane
© Télé-Louisiane

Le retour du cavalier noir

Le cowboy façonné par Hollywood est blanc et anglophone, à l’image de John Wayne. Mais le mythe est loin de la réalité. Dès les années 1760, les exploitations françaises de la région de Lafayette emploient des esclaves montés appelés vachères, l’équivalent de l’espagnol vaqueros en français louisianais. Un siècle plus tard, au moins un quart des cowboys qui conduisent des troupeaux dans l’Ouest (et 13 des 15 jockeys du premier Kentucky Derby, en 1875) sont noirs. Beaucoup parlent français, créole ou espagnol. Plusieurs marqueront les esprits, comme Bass Reeves, le premier marshal adjoint afro-américain à l’ouest du Mississippi, avec plus de 3 000 arrestations à son palmarès, ou le roi de la gâchette Nat Love, dont l’autobiographie a récemment été traduite en français.

Aujourd’hui, de nombreux clubs équestres aux Etats-Unis entretiennent la mémoire de ces pionniers. En Louisiane, leurs trail rides mêlent l’anglais, le français et le créole. « C’est une tradition que j’ai toujours trouvée spéciale, et je veux l’entretenir parce que je sais combien elle est importante dans notre culture », commente Drake LeBlanc. Ses arrières grands-parents sharecroppers utilisaient des mules et des chevaux pour travailler la terre. Un de ses cousins élève et entraîne des coureurs. Lui-même monte depuis qu’il est enfant et a acheté sa première monture, Koupé (« coupé » en créole louisianais), il y a trois ans. « Les gens de la campagne aiment socialiser avec leurs animaux. Dès que nous avons une chance, nous sortons avec les chevaux ! »

Dans une écurie, au bord d’un hippodrome de campagne ou sur une piste de danse, Footwork incorpore les ingrédients qui font la richesse de cette communauté. Les moments de joie, en famille ou entre amis, comme ceux de peine. « Avec mon film », témoigne Drake LeBlanc, « je veux inciter les gens à utiliser les outils d’aujourd’hui pour améliorer la façon dont nous racontons notre histoire. C’est aussi un signe envoyé aux visiteurs : notre culture et notre langue sont toujours vivantes ! »


Article publié dans le numéro de mars 2024 de France-Amérique.