France-Amérique : Les commentateurs de la culture Internet insistent sur ce qu’elle ajoute. Mais nous observons aussi qu’Internet retranche, annule des pratiques anciennes…
Maël Renouard : J’évoque à plusieurs reprises, dans Fragments d’une mémoire infinie, des petits faits de la vie d’avant qui ont été engloutis par l’apparition d’Internet : les cartes postales que nous n’écrivons presque plus, puisqu’il nous suffit d’une photo envoyée par texto pour montrer à nos proches à quoi ressemble le lieu de nos vacances ; les rendez-vous avec quelqu’un qu’on n’avait jamais vu, où il fallait convenir d’un signe distinctif pour se reconnaître (un journal sous le bras, par exemple) ; le fait d’avoir toujours un stylo sur soi ; le fait d’être désorienté dans une ville ou une campagne dont nous n’avons pas la carte. Souvent, ces choses ont disparu sans que nous y prenions garde. On s’en aperçoit par hasard, quand le processus de la disparition est achevé. Une chose plus abstraite, mais plus massive aussi, qui structurait notre vie d’avant Internet, a disparu sans crier gare : les questions sans réponse. Les questions auxquelles nous ne pouvions pas répondre étaient autrefois plus nombreuses ; elles sont aujourd’hui les plus rares. Cela reste pour moi un grand sujet d’étonnement que l’on s’étonne si peu de pouvoir répondre, grâce au smartphone que nous avons dans nos poches, à toutes les questions qui peuvent nous passer par la tête : à quelle heure est le prochain train pour Nantes ? Qui était président de la République en 1931 ?
Facebook, avec presque trois milliards d’utilisateurs, domine le cybermonde. Au départ, cette plateforme faisait l’unanimité ; elle est aujourd’hui fort contestée. Le Facebook des origines ne serait-il plus celui d’aujourd’hui ou avons-nous sous-estimé le diable qui se cachait dans la boîte ?
Facebook a déjà une histoire, du point de vue de la technique (l’interface a beaucoup changé depuis ses débuts) et de la morale. Le Facebook de 2007, grand album de photographies de fêtes, a peu à voir avec celui d’aujourd’hui, où l’on partage des articles d’actualité pour en débattre avec acharnement. Dans les commencements de ce réseau, beaucoup de ceux qui avaient grandi dans l’univers antérieur pouvaient éprouver des interrogations sans réponse évidente (Pourquoi Pierre me « demande-t-il en ami » ? Que va penser Paul si je like sa photo ?) et des conflits de valeur (Comment est-il possible de s’autopromouvoir en permanence ?). Nous avons basculé dans un nouvel univers moral – engendré par ce réseau, puis ceux qui ont suivi – où des attitudes, qui autrefois auraient été jugées défavorablement, sont devenues la norme. Nous n’attendons plus que quelqu’un d’autre fasse notre éloge : nous montrons au monde, sans vergogne, nos accomplissements. Nous avons appris à faire ce qu’on nous avait appris à ne pas faire. Et puis, en 2016, est apparu un nouveau tournant. Avant, sur Facebook, nous n’avions que la possibilité d’aimer les choses, de les liker. Mais dans la dernière semaine de février 2016, Facebook a introduit de nouvelles icônes permettant d’exprimer différentes émotions autres que le simple I like, comme l’hilarité ou la colère. C’est aussi en 2016 que nous avons basculé dans une transformation politique et morale que je définirais ainsi : dans notre expérience d’Internet, la violence au sein des sociétés, la domination des radicalités et la terreur de l’individu devant la raillerie et l’inexpiabilité des foules numériques ont supplanté la mémoire et la connaissance. Je vois dans cette introduction des nouvelles icônes sur Facebook en 2016, a priori anecdotique, un symptôme ou une cause – probablement les deux à la fois – de cette évolution.
L’année 2016 serait-elle un grand tournant dans l’histoire des réseaux sociaux ?
Oui, Facebook, à ce moment-là, s’est « twittérisé », et cela n’a pas été sans conséquence sur le monde réel, sur les sociétés dans leur ensemble. Au plan politique, l’année 2016 a lancé un cycle de polarisations violentes dans plusieurs démocraties et une crise généralisée des formes classiques de la représentation. Dans notre vie intellectuelle et morale, il semble que nous ayons renoué avec des caractéristiques médiévales. La rationalité scientifique doit lutter contre l’ignorance, la croyance, la superstition, la folie, qui ont ré-étendu leur domaine d’une manière foudroyante. Dans l’ordre de la justice, la joie malsaine du supplice a débordé les institutions légales, qui se trouvent en quelque sorte dépossédées de leur monopole de la sanction. Nos vies se sont retrouvées placés sous la surveillance d’une psychologie des foules archaïque. Les réseaux sociaux ont beau afficher leur intention de contribuer à l’édification d’un monde meilleur, ce sont des entreprises qui ont, vis-à-vis de leurs actionnaires, une responsabilité purement économique, consistant à œuvrer pour accroître leur profit, pour reprendre la formule de Milton Friedman : the social responsibility of business is to increase its profits. Cela reste une différence fondamentale par rapport aux institutions publiques désintéressées que ces compagnies privées tendent à concurrencer par l’ampleur de leur influence. Le modèle économique des réseaux sociaux repose sur la maximisation du nombre des utilisateurs. Cela a pour conséquence que le « partage » du crédule a plus de valeur économique que le non-partage de l’incrédule ; l’injure du « rageux » [un mot français récent, qui traduit l’anglais hater] a plus de valeur que la non-réaction du modéré.
Devrait-on regretter le monde ancien ? On sent s’installer une nostalgie philosophique et politique du monde sans Internet…
On peut désormais difficilement envisager un monde sans Internet. L’évolution est si massive que nous avons même du mal à nous replacer dans le monde d’avant, à concevoir comment nous pouvions accomplir, en l’absence d’Internet, nos opérations mentales ou pratiques quotidiennes. En revanche, il faut considérer qu’Internet, bien que récent, a déjà une histoire, marquée par des phases différenciées, et qu’il continuera d’évoluer. Un grand tournant s’était déjà produit au milieu des années 2000 avec l’installation de Facebook, YouTube et Wikipédia dans nos vies numériques ; il y en aura d’autres. La question est donc : pouvons-nous espérer que les phases suivantes, qui arriveront nécessairement, corrigeront les problèmes que nous pose l’état actuel d’Internet ? Ou pour le dire avec plus d’inquiétude : pouvons-nous espérer que ce monde n’apparaîtra pas de plus en plus invivable ? Une chose a changé Internet, au bout de quelques années, avec des conséquences qui, je crois, ont été assez peu remarquées : c’est le fait d’y avoir accès de façon illimitée, pour une modeste somme forfaitaire. C’est une révolution considérable dans notre vie intellectuelle et morale, passée inaperçue. Toute l’économie du buzz, du temps perdu sur les réseaux sociaux, repose sur cela : sur l’absence de coût de la futilité ; sur le fait que nous n’avons pas à choisir, pour des motifs de rationalité économique, entre le futile et le pertinent. L’idée initialement magnifique de la disponibilité sans limite du savoir s’est transformée en pacte faustien ; il y avait une contrepartie à cette disponibilité, à laquelle on n’avait pas songé en signant : c’était l’abolition du discernement. Et le déploiement de la violence gratuite en est une résultante. Or, de plus en plus, l’énorme consommation d’énergie qu’engendre cette utilisation permanente d’Internet est mise en question. Le jour où nous chercherons à la rationaliser, peut-être réduirons-nous d’un même geste la part de cette distraction systémique dans nos existences.
Fragments d’une mémoire infinie de Maël Renouard, Grasset, 2019.
Entretien publié dans le numéro de février 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.