Éditorial

Milliardaires français vs milliardaires américains

Quelles leçons tirer du dernier classement Forbes ? Les milliardaires français sont héritiers dans le secteur du luxe et de la gastronomie, tandis que leurs rivaux américains sont des self-made men (et women) dans la finance et la tech. Deux pays, deux histoires.
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© Antoine Moreau-Dusault

L’homme le plus riche du monde est donc français : Bernard Arnault, président de LVMH, l’empire du luxe aux 75 marques. Qui ne connaît pas les sacs Louis Vuitton ou les parfums Christian Dior ? Dans le classement des milliardaires publié chaque année par le magazine Forbes, un Français devance actuellement des Américains comme Elon Musk, Jeff Bezos ou Bill Gates. Et dans ce palmarès, Bernard Arnault n’est pas seul. La femme la plus riche du monde est également française : Françoise Bettencourt Meyers, héritière des cosmétiques L’Oréal. Suivent François Pinault, fondateur du groupe Kering (Saint Laurent, Cartier et Gucci, entre autres) et les frères Alain et Gérard Wertheimer, propriétaires de Chanel. Ce classement Forbes n’est pas qu’une photographie des fortunes et des vanités : il est aussi une représentation du monde contemporain. Ainsi voit-on, d’une année sur l’autre, monter en puissance les milliardaires chinois et indiens – difficile de distinguer s’ils doivent leur soudaine fortune à leur talent d’entrepreneur ou à leurs relations avec les pouvoirs politiques. Mais tenons-nous en à une comparaison franco-américaine : les fortunes ne procèdent pas des mêmes sources ; elles nous racontent les histoires et destins parallèles, mais non convergents, de nos deux pays.

Les milliardaires américains qui figurent au palmarès sont rarement des héritiers. Tous ou presque ont fondé leur entreprise et ont innové : les grands financiers, comme Stephen Schwarzman (Blackstone) ou Warren Buffett (Berkshire Hathaway), ont créé des algorithmes révolutionnaires, adaptés en volume et en imagination aux besoins en capitaux de l’économie mondialisée. Quid des banquiers français ? Ils sont restés enracinés dans des traditions bourgeoises et ont manqué le virage de la mondialisation. L’autre peloton de milliardaires américains regroupe les barons de la tech, entrepreneurs dans le domaine des transports (Tesla), des médias (Facebook, Bloomberg), de la logistique (Amazon, Walmart) ou de l’informatique (Microsoft, Google, Dell). Autant de révolutions qui constituent l’infrastructure de la mondialisation : l’apparition de cette nouvelle classe de super-riches est le reflet et le fondement de l’économie et des échanges mondialisés.

Contraste entre la France et les Etats-Unis, reflet de ce qui nous distingue aujourd’hui, mais aussi hier, ce classement des fortunes est à l’image de nos histoires longues. Bernard Arnault, Françoise Bettencourt Meyers, François Pinault et les frères Wertheimer sont les descendants indirects des fournisseurs de la cour de Versailles. C’est à partir du règne de Louis XIV que la manufacture du luxe – vêtements, chaussures, bijoux, parfum – devint française avant de devenir mondiale. La révolution de 1789 n’y a rien changé, bien au contraire. Dans une société égalitaire, dont les titres de noblesse ont disparu, comment se distinguer sinon par l’élégance, signée d’une griffe immédiatement reconnaissable ? Le sociologue Pierre Bourdieu avait écrit, en 1979, combien les sociétés démocratiques étaient parcourues par cette quête de la distinction : le sac à main Louis Vuitton ou le carré Hermès distinguent celles et ceux qui l’exhibent. Telle est la noblesse contemporaine, ce que Bernard Arnault a traduit en multipliant au sein de son empire ce qu’il appelle des « Maisons ». LVMH a conquis le monde, parce que son capitaine a compris que « le narcissisme des petites différences » – une expression de Sigmund Freud – était le moteur universel de nos comportements. On notera aussi que les premiers Français du classement Forbes sont tous nés fortunés : Arnault, Bettencourt Meyers, Pinault et les Wertheimer ont valorisé un patrimoine dont ils ont hérité. La France reste aristocratique. Notons aussi dans ce palmarès des super-riches Emmanuel Besnier, héritier du groupe Lactalis, empereur du lait, du beurre et du fromage. Là encore, on ne saurait être plus français que d’associer, sur le podium des milliardaires, la mode et la gastronomie.

Les Français restent fidèles à leur histoire longue, mais les Américains aussi. A de rares exceptions près, comme la famille Walton de Walmart, on l’a dit, les milliardaires américains ne sont pas des héritiers. La tradition américaine, depuis Andrew Carnegie et John D. Rockefeller, n’est pas de léguer toute sa fortune à ses enfants, mais d’en redistribuer une grande partie à des institutions philanthropiques. Aux Etats-Unis, la philanthropie est une manière de se faire pardonner d’être trop riche. Les milliardaires français ne la pratiquent pas ou très peu : en France, on transmet, on ne donne pas. S’il fallait remonter dans l’histoire des super-riches américains, qui rencontrerait-on? Sans doute Benjamin Franklin et son paratonnerre, John Jacob Astor et ses fourrures, Cornelius Vanderbilt et ses chemins de fer, Henry Ford et son Modèle T. Tous des innovateurs et de grands philanthropes.

On se rappellera qu’Emmanuel Macron, tout juste élu, avait pour ambition de faire de la France la nouvelle Silicon Valley, fantasme récurrent dans la classe politique de notre pays, ce qu’il appelait, en franglais, « une start-up nation ». Il n’y est guère parvenu, parce que nous sommes héritiers et prisonniers de notre histoire longue : technicienne et novatrice aux Etats-Unis, tournée vers le plaisir en France, artisanat de luxe et gastronomie. On ne change pas par décret le cours de l’histoire, dont l’économie n’est que le reflet. Mais pareilles fortunes sont-elles justifiées ? Ça, le classement de Forbes ne le dit pas.


Editorial publié dans le numéro de juin 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.