La question des Juifs en France revient encore et toujours, provoquant plus d’émoi que toute autre question lorsque vous êtes Américain francophile. Récemment, j’ai eu la chance de la voir traitée dans deux contextes différents. Lors d’une conférence de l’intellectuel controversé Bernard-Henri Lévy – une célébrité française souvent désignée par ses simples initiales : BHL – donnée au consulat français de New York, lors de laquelle il a martelé que, bien que l’antisémitisme demeure une réalité en France, il est peu probable qu’il atteigne de nouveau les sommets qu’il a connus au moment de l’affaire Dreyfus, ou de La France juive de Drumont – voire à l’intensité tragique des années trente et tout ce qui a conduit au régime de Vichy et à la déportation des Juifs de France : l’antisémitisme manque désormais d’un penseur, d’un Charles Maurras ou d’un Paul Morand, pour lui donner corps. Par ailleurs, le front républicain dans son ensemble, de la gauche à la droite, est uni dans son rejet de l’antisémitisme. Bien que celui du Front national, parti d’extrême-droite, reste vigoureux, il demeure latent et instinctif plutôt que pensé et structuré intellectuellement.
De son côté, lors d’une conférence au Dartmouth College, Pascal Bruckner – autre philosophe français souvent allié à BHL – a estimé que si beaucoup tentent de distinguer l’antisémitisme classique du simple « antisionisme » dans la France d’aujourd’hui, on ne peut ignorer les sempiternels relents vénéneux lors des polémiques anti-israéliennes. Quoi que l’on puisse penser du gouvernement Netanyahou ou de sa politique, l’antisionisme est par nature un déni des droits nationaux des Juifs que – à tort ou à raison – l’on accepte volontiers pour tout autre groupe national. Nous ne demandons pas aux Arméniens, aux Tchèques ou aux Polonais de « mériter » leur Etat par un comportement irréprochable. L’idée que les Juifs seuls doivent prouver qu’ils sont dignes d’un Etat est une position intrinsèquement antisémite.
Mon point de vue, sans doute naïf, est lui aussi double. Selon moi, les Américains sous-estiment largement le philosémitisme des Français – à quel point les Juifs français se sentent intégrés dans un État et une civilisation française qui demeure attrayante et accessible –, tandis que les Français continuent de sous-estimer l’antisémitisme latent en France.
Où est-ce que je veux en venir en affirmant que le philosémitisme est plus important que ne le pensent la plupart des Américains ? L’Amérique n’a jamais eu qu’une seule personnalité juive présidentiable, Joe Lieberman, et il n’a figuré que brièvement dans les rangs des papabile. En France, on trouve des hommes comme l’ancien chef du Fonds monétaire international, Dominique Strauss-Kahn, ou le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, ainsi que l’ancien président français Nicolas Sarkozy (pour ne pas citer Léon Blum et Mendès France). Nombre d’individus en partie ou totalement juifs ont représenté des candidats sérieux à l’exercice du pouvoir.
Plus significatif, peut-être, est l’idée que se font les Juifs de France de la France. Il se trouve que je viens d’une grande famille juive séfarade. Mon premier contact avec la société française me vient de cette famille qui, pour l’essentiel, s’est installée dans les années 1970 boulevard Raspail à Paris. (Les moins aisés vivaient dans le 13e arrondissement). Une chose m’a toujours impressionné au sujet de leur identité française : elle était plus stable, sûre et nommable que mon identité juive nord-américaine qui est, elle, beaucoup plus floue. Non seulement ils « mangeaient français » – peut-être casher français – mais en plus ils effectuaient leur service militaire, acceptaient les règles de l’Etat français et, par-dessus tout, ils avaient fait leurs les principes hautement méritocratiques du système éducatif français.
Historiquement, être un Juif américain est plutôt facile ; être un Juif français est plus délicat – pris à la fois dans les cendres et les barbelés de l’affaire Dreyfus et du camp de Drancy. Et pourtant, cela n’a aucunement été un obstacle à leur attachement ou leur amour de la France. Ils ont accordé plus d’importance aux valeurs républicaines essentielles. Mais à leurs yeux, elles ne se résumaient pas au « liberté, égalité, fraternité », les vertus étant plus éducatives : la récompense de l’intellect. La primauté du savoir étant toujours adoptée par le judaïsme.
Sur tous ces points, les Américains sous-estiment le degré d’intégration des Juifs en France. Et pourtant, on est surpris de rencontrer, non pas tant un antisémitisme résiduel mais un « particularisme ». Je me souviens que peu de temps après mon arrivée en France, dans les années 1990, une amie américaine m’avait raconté qu’elle avait entendu un voisin dire qu’une « jeune famille juive » avait emménagé dans la cour – et c’était nous ! La description ne m’a aucunement choqué – car c’était vrai – mais elle m’a tout de même surpris. Il se trouve que ma femme n’est pas juive, et des mille manières possibles de décrire un écrivain américain et sa famille, celle-ci m’a semblé être la moins pertinente.
La conscience aigüe des origines ethniques est bien plus forte en France qu’en Amérique – et c’est l’une des raisons cachées, selon moi, expliquant la différence entre le concept radical de la laïcité en France et l’idée plus souple et imprécise que l’on s’en fait en Amérique. Notre laïcité serait en quelque sorte comme par défaut : notre traditionnel pluralisme religieux est très différent de celui de la France qui a une longue tradition catholique, et ses récentes vagues d’immigrations spécifiques – si en Amérique les immigrants arrivent massivement et de manière indifférenciée, en France ils viennent, ou on pense qu’ils viennent, en groupes spécifiques, pouvant être identifiés et rejetés. (Cette vérité s’étend même à une personnalité aussi éminente que le Premier ministre, Monsieur Valls lui-même, avec qui j’ai passé une heure l’an dernier, pour découvrir qu’il était simultanément un idéologue farouchement républicain, mais aussi le plus espagnol – pour ne pas dire catalan – des hommes).
La « judéité » comprend des affinités « culturelles » purement laïques et des formes ultra-orthodoxes, tout un chacun étant considéré comme juif à ses propres yeux, mais aussi à ceux des autres. Nous pouvons être beaucoup de choses à la fois ; et être beaucoup de choses à la fois est un signe de notre capacité à accepter les réalités de l’existence. Aucune identité n’est figée. Mes enfants sont un peu juifs, un peu islandais, très américains, un chouya canadien, et teintés – étant accidentellement nés à Paris – d’une touche française. Tenter d’en extraire une identité unique, une vérité « réelle » à leur sujet… c’est exactement ce que nous craignons et méprisons face aux idéologies sectaires.
Donc, lorsqu’on me pose la question philosophique classique : Jérusalem ou Athènes ? Signifiant : choisissons-nous la quête morale et la foi absolue de Jérusalem ou l’Athènes du libre examen et du matérialisme païen ? Je réponds toujours que, forcé de choisir entre Athènes et Jérusalem, j’opterais pour… Alexandrie. Une cité symbolisant le pluralisme religieux, aux multiples langues, aux identités mélangées et aux allégeances protéiformes. Et j’ajouterais que l’une des raisons pour lesquelles tant d’Américains aiment Paris, c’est parce qu’au cours de son histoire récente, elle a souvent été ce lieu – non pas une ville sur une colline, ne brillant que pour quelques-uns, mais une cité aux multiples portes, ouverte à tous.
Editorial publié dans le numéro de septembre 2015 de France-Amérique. S’abonner au magazine.