L’économie française a toujours été un sujet de perplexité pour les Américains. J’ai le souvenir de Milton Friedman, le plus fameux des économistes libéraux en son temps, s’interrogeant sur le contraste entre ce qu’il considérait la pire des politiques – celle de la France – et ses résultats, en somme, satisfaisants. « Vous devriez être pauvres », me disait-il. « Or, vous ne l’êtes pas. Et dans certains domaines, vous vivez même plus confortablement que les Américains. » Cette interrogation persiste : ces temps derniers, la presse américaine s’en est largement fait l’écho. Le Wall Street Journal observe que, depuis 2008, l’économie américaine a progressé d’un tiers, si l’on prend comme mesure le revenu par habitant, contre à peine 5 % pour la France. Mais cette différence, aussi spectaculaire soit-elle, ne saute pas aux yeux. Les Américains qui visitent la France sont étonnés par la qualité de nos services publics, en particulier dans le domaine des transports, la bonne tenue des villes et le réseau de soins qui, loin d’être parfait, est accessible à tous. Les Américains sont également frappés par l’absence de pauvreté de masse, telle qu’on peut la constater dans certaines grandes villes des Etats-Unis. Comment expliquer ce qui apparaît quelque peu mystérieux, si on s’en tient à ce que nous disent les statistiques ?
Admettons que la croissance aux Etats-Unis est effectivement plus rapide qu’en France. Ceci s’explique beaucoup par la démographie. La population américaine augmente plus vite que la population française, parce que les familles y sont plus nombreuses et l’immigration plus importante. Les Etats-Unis disposent d’une main-d’œuvre en augmentation constante, alors qu’en France, elle stagne en raison du rétrécissement des familles et de notre réticence envers l’immigration. Il s’ajoute que les Américains travaillent beaucoup plus chaque jour et plus de jours par an. Tout se passe comme si les Français ne souhaitaient pas être plus nombreux et exprimaient un désir implicite pour les congés plutôt que pour le travail. La conséquence de cette préférence – supposée, mais rarement mesurée – est que le pouvoir d’achat des Français progresse peu, voire pas du tout. Une autre explication des écarts de croissance tient au goût des Américains pour l’innovation : nolens volens, ils quittent chaque année des activités à faible productivité pour se reconvertir dans des entreprises nouvelles à productivité plus forte, essentiellement dans le monde des hautes technologies. La France n’en est pas absente, mais à la traîne. L’économie française, pour l’essentiel, est florissante grâce à l’exploitation de ressources anciennes, telles que le tourisme, les transports, le luxe et l’armement : autant d’héritages qui remontent au siècle de Louis XIV.
La distinction essentielle, celle qui frappe les Américains, entre une qualité de vie égale ou supérieure en France à celle des Etats-Unis, malgré un pouvoir d’achat qui progresse peu, tient à la fiscalité : la moitié de ce que gagnent les Français passe dans les mains de l’Etat. Cet Etat redistributeur affecte la moitié des ressources de la nation à des équipements collectifs et un réseau de santé, en apparence gratuit. Tandis que les Français ne conservent que la moitié de ce qu’ils gagnent, les Américains en gardent les deux tiers. Si bien que le gouvernement fédéral et les Etats n’ont pas les mêmes moyens que la France d’affecter des ressources considérables aux équipements ou à la santé. Ce qui se traduit par le délabrement des infrastructures, une distribution inégale de l’accès aux soins et un recul de l’espérance de vie aux Etats-Unis : étonnante contradiction entre une richesse qui progresse et une espérance de vie qui recule.
Ajoutons que l’Etat américain affecte aux dépenses militaires presque deux fois plus de moyens (en part de PIB) que ne le fait l’Etat français. Ces dépenses militaires – dont la France indirectement profite – sont autant moins de ressources affectées à l’école, la santé ou aux transports. Toute comparaison entre les économies de la France et des Etats-Unis devrait prendre en considération ces éléments historiques et sociologiques plus qu’économiques au sens strict. Certes, le capitalisme peu réglementé des Etats-Unis apporte un supplément de croissance, mais pas nécessairement un supplément de bien-être, que les statistiques ne sauraient mesurer. En Europe, où domine ce que l’on pourrait appeler une économie sociale de marché, ce sont les biens collectifs qui sont privilégiés au détriment des choix de consommation individuelle. Cela, les Américains l’accepteraient fort mal.
Chaque système a donc ses contradictions, héritées d’une histoire longue. La France est un pays d’Etat, centralisateur, ce que les Etats-Unis redoutent. Les citoyens, aux Etats-Unis comme en France, ont-ils véritablement choisi d’arbitrer entre pouvoir d’achat personnel ou bien commun ? Pas vraiment. Cette absence de choix ne tient-elle pas à la place qu’occupent les élites publiques dans chacun de nos deux pays ? En France, elles sont dominantes et, tous partis confondus, décident de ce qui est bien ou mal pour la nation. Aux Etats-Unis, qui ne connaissent pas de technocratie publique comparable, les élus sont sous le contrôle immédiat de la population. Cette différence dans le fonctionnement de la démocratie explique aussi, me semble-t-il, la préférence française pour les biens collectifs et le penchant américain pour la consommation personnelle.
Doit-on comparer ? Dans une lettre qu’Alexis de Tocqueville écrit depuis New York, où il vient d’accoster, il précise en 1831 le projet de livre qui deviendra De la démocratie en Amérique. J’essaierai de comprendre les Etats-Unis, dit-il, et pour comprendre, il ne faut jamais comparer. Belle maxime que Tocqueville n’a pas respectée. Car la comparaison serait-elle impossible, on ne peut s’empêcher d’y plonger.
Editorial publié dans le numéro d’octobre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.