«Faut vraiment que tu regardes la dernière saison d’Engrenages ! », s’est exclamée une amie avec qui je discutais sur Zoom la semaine dernière. « Mais je croyais que tu détestais les séries françaises », ai-je rétorqué. « Oui », a-t-elle convenu, « mais celle-ci est exceptionnelle ». Cette production hexagonale – un thriller procédural et juridique, au réalisme cru mais tout en nuances, exporté à l’international sous le titre Spiral – a connu un succès phénoménal. Et pas seulement en France. Les critiques américains y ont vu « un polar hors pair », à la fois « sombre, convaincant et totalement français ». En réalité, Engrenages n’est qu’une des nombreuses séries françaises qui ont conquis le public aux quatre coins de la planète.
Ce qui surprend, c’est l’étonnement que semble susciter cette performance. Il est exact que la France n’était jusque-là pas particulièrement réputée pour la qualité de ses séries télé. Par le passé, Le Monde, considéré comme le quotidien de référence, déplorait régulièrement ce manque de créativité. Citant un (perfide) journaliste britannique, le journal s’est un jour demandé comment un pays qui pouvait se targuer d’une industrie cinématographique d’une telle qualité n’avait jamais accouché d’une série à la hauteur des productions américaines comme Desperate Housewives.
A vrai dire, la télévision en général et les séries en particulier ont longtemps été considérées par les Français comme les parents pauvres du cinéma, ce vénéré septième art. Acteurs et réalisateurs se sont toujours méfiés des productions du petit écran, craignant que leur image ne pâtisse d’un flirt avec le divertissement populaire. Les feuilletons au long cours, tel Commissaire Moulin, aux épisodes innombrables et au rythme poussif, ont constitué pendant des décennies l’essentiel du divertissement télévisuel proposé au public français. Avant que le câble et Internet n’envahissent les écrans, le choix des téléspectateurs se limitait en effet à une poignée de chaînes publiques dont les dirigeants étaient nommés en fonction de leurs affinités politiques plutôt que pour leur flair en matière de créativité. Leurs choix éditoriaux étaient donc pour le moins banal. (Et si vous en doutez encore, essayez donc de vous farcir un seul des 44 épisodes de deux heures de Messieurs les jurés. Vous comprendrez ce que je veux dire.)
Pour alimenter le pipeline télévisuel, quelques séries ont été coproduites avec des pays francophones comme la Belgique. Mais beaucoup ont été importées des Etats-Unis. Pour les téléspectateurs français du début des années 1980, l’archétype de la série américaine était Dallas, cette saga pétrolifère texane, diffusée sur TF1. A l’époque, ce scénario et sa mise en scène – sans parler des innovations capillaires parfois surmontées d’un Stetson – étaient si exotiques que les dirigeants de la chaîne française crurent bon d’en « clarifier le concept » par une mélodie originale (« Dallas ! Ton univers impitoyable ! »). Dallas et d’autres produits importés, tels Arabesque, L’Agence tous risques et Starksy et Hutch ont diverti un public peu exigeant des décennies durant.
Il est vrai que les téléspectateurs américains éduqués considéraient eux aussi les séries comme les parents pauvres du grand écran. Mais c’était avant que des émissions révolutionnaires, souvent développées par les chaînes payantes, n’annoncent une nouvelle ère dorée pour le petit écran. Deux d’entre elles ont changé la donne : Les Sopranos, référence de qualité dans le domaine de la série, et Boardwalk Empire, drame à l’époque de la prohibition. Le pilote de Boardwalk a été réalisé par l’oscarisé Martin Scorsese, preuve que la télévision était désormais considérée comme un support artistique sérieux par des auteurs américains de premier plan. Et au lieu de condenser leurs histoires dans le traditionnel format de 90 minutes en trois actes, les cinéastes peuvent prendre leur temps pour creuser personnages et intrigues.
En France aussi, une nouvelle génération de scénaristes a pris le relais. De jeunes auteurs et réalisateurs produisent des œuvres plus réalistes et ambitieuses, destinées à un public jeune et exigeant, biberonné aux productions américaines et britanniques. (C’est probablement pour cette raison que le terme « feuilleton » a été remplacé par celui de « série » dans le langage courant.) Ce glissement générationnel est le fruit d’une prise de conscience : l’écriture scénaristique de séries est une forme d’art à part entière. Ainsi, en France, des formations ont été mises en place pour égaler les œuvres de Matthew Weiner, le papa des Sopranos et de Mad Men. Et les résultats ont été impressionnants.
L’un des premiers succès fut Un village français, qui examine la complexité de la France sous l’occupation nazie. Utilisant le prisme d’un petit village, la série aborde en finesse mais sans détours des questions que la société française s’efforce de résoudre depuis des décennies. Autre succès sorti en 2012, Les Revenants, une création fantastique à la sauce gauloise sur le thème éculé du retour des morts-vivants. Petit à petit, série après série et un genre après l’autre – Maison close, qui se déroule dans un bordel parisien au XIXe siècle, pourrait être décrit comme la rencontre entre Baudelaire et une chaîne érotique –, la production télé française est arrivée à maturité.
Nombre de ces séries ont conservé ce rythme lent propre au cinéma français, mais leurs thèmes sont explorés de manière inventive et souvent surprenante. Avec des moyens à la fois familiers et novateurs pour un public élevé à la cuisine américaine : Engrenages serait une version de The Shield revisitée par Maupassant. La comédie Dix pour cent (en référence aux honoraires des agents de stars), un Fight for Fame écrit par Yasmina Reza. Et Baron noir, ce drame politique réaliste, un A la Maison Blanche, où le président Charles Logan de 24 heures chrono remplacerait Jed Bartlet. Dernier grand succès sorti sur Netflix en janvier, Lupin, sur les traces du gentleman-cambrioleur Arsène Lupin, créé par le romancier Maurice Leblanc au début du XXe siècle, mais habilement transplanté dans la France du XXIe siècle. Mettant en scène la star d’Intouchables, Omar Sy, Lupin est très vite devenue le deuxième programme le plus populaire de Netflix et la première série française à entrer directement dans son top 10.
Bien entendu, point de spectacle sans business. Nombre de ces productions ont été vendues à d’autres chaînes dans d’autres pays (plus de 70 pour Engrenages) ; certaines sont en cours d’adaptation pour des publics aussi éloignés que le Japon. Ce cercle vertueux d’adaptations semble définitivement un gage de qualité. Par exemple, En thérapie, qui suit un psychanalyste dont les patients sont traumatisés par les attaques terroristes du Bataclan, est une adaptation de la série israélienne BeTipul, que le public américain a pu découvrir dans In Treatment. De la même manière, les téléspectateurs d’outre-Atlantique ont regardé The Returned, ignorant sans doute qu’il s’agissait d’une relecture de Revenants. Qui sait ? Arsène Lupin, rebaptisé Le loup de Manhattan, pourrait bientôt débarquer sur un petit écran près de chez vous.
Article publié dans le numéro de mars 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.