Né à Buffalo, dans l’Etat de New York, William Christie vit en France depuis 1971 et est membre de l’Académie des beaux-arts depuis 2008. Il se rend cependant chaque année aux Etats-Unis, où il enseigne dans le programme de musique ancienne à la Juilliard School. Il se produira au FIAF à New York le 24 avril avant d’emmener à Carnegie Hall, les 25 et 26 avril, son ensemble Les Arts florissants, du nom d’un opéra composé au XVIIe siècle par Marc-Antoine Charpentier. En août, son célèbre festival Dans les jardins de William Christie proposera plus de 50 concerts sur les pelouses de sa propriété vendéenne. Nous nous sommes entretenus avec lui par téléphone une douce après-midi d’hiver, alors qu’il était en train de planter des lilas dans son jardin.
France-Amérique : En France, la pandémie, avec ses couvre-feux et ses confinements, a durement frappé la scène musicale et l’organisation de concerts. Comment avez-vous tenu ?
William Christie : Si la France a en effet connu de nombreux confinements, en Espagne toutes les salles de concert sont restées ouvertes. Nous avons donc, fort heureusement, pu continuer à jouer en public, notamment à Barcelone, mais aussi au Luxembourg et ailleurs en Europe, quoique devant un auditoire souvent restreint. Ici, en France, j’ai toujours pu organiser des concerts chez moi, dans mon grand jardin, ce qui nous a permis de maintenir notre festival estival annuel en plein air, chose fantastique. Ces années n’auront donc pas été tout à fait perdues.
A en juger par le public qui assiste aux concerts, aux Etats-Unis comme en France, les jeunes sont plus nombreux à apprécier la musique baroque et la musique ancienne.
Parmi les jeunes générations, beaucoup à mon avis aiment entendre autre chose que les morceaux de Beethoven et Brahms depuis si longtemps au répertoire. En France, les billets sont aussi moins chers, ce qui rend nos concerts plus accessibles. Nous sommes également en résidence à la Philharmonie de Paris, construite par Jean Nouvel pour rajeunir l’auditoire, et cela semble plutôt bien fonctionner.
Quand vous avez déménagé en France en 1971, nombre de compositeurs dont vous jouez aujourd’hui les œuvres étaient presque tombés dans l’oubli. Vous avez fait beaucoup pour faire redécouvrir des compositeurs baroques français comme Rameau et Charpentier.
Rameau n’a jamais été entièrement oublié, mais il ne jouissait certainement pas de la réputation de Bach ou de Haendel qui, eux, avaient été redécouverts bien plus tôt. Quant à Charpentier, Michel Lambert ou Etienne Moulinié, ils ont été trop longtemps négligés. Tout mouvement est d’abord initié par des individus, ce n’est pas quelque chose qui émerge spontanément. Aux Etats-Unis, la musique ancienne a surtout été remise au goût du jour par les universités et les fabricants d’instruments, les meilleurs facteurs de clavecin se trouvant alors en Amérique. La recherche universitaire y inégalée. Pendant de nombreuses années, les universités américaines ont consacré plus de ressources à l’histoire de la musique française que la plupart des universités françaises !
Tout instrumentiste et chef d’orchestre de musique baroque se demande, un jour ou l’autre, comment rester fidèle à la tradition baroque tout en reflétant la liberté créative de l’ensemble et en proposant des interprétations fraîches, dynamiques et innovantes. Quelle est votre approche ?
La musique baroque nous donne en réalité plus de liberté en raison des difficultés liées à son exécution – nous disposons de très peu de sources et d’instructions. Pour l’essentiel, cette musique est moins complète que les partitions du XXe siècle, par exemple celles de Boulez ou Chostakovitch. On y trouve beaucoup d’informations sur les instruments à utiliser et la façon dont les utiliser. Autrement dit : les compositeurs ont déjà donné toutes les indications nécessaires à un interprète contemporain. En ce sens, l’interprétation devient moins importante, alors qu’avec Rameau ou Charpentier par exemple, pour lesquels les sources font défaut, le choix de l’instrumentation et les exigences stylistiques laissent nettement plus de marge. L’interprète a toujours besoin d’informations historiques, mais quand nous jouons du Lully, c’est une œuvre à la fois de Lully et de Christie : nous intervenons dans un contexte dont nous connaissons les règles et les limites, tout en prenant beaucoup de liberté à chacune de nos interprétations. Ma contribution, toujours très personnelle, s’inscrit dans un cadre clairement délimité dont je ne sors pas.
Vous avez récemment donné un concert sous les fameux vitraux de la Sainte-Chapelle à Paris. L’un des avantages d’être installé en France est certainement cette capacité à jouer dans certaines des plus belles cathédrales et des plus beaux jardins et espaces d’Europe. Quels sont vos lieux préférés ?
Nous avons joué dans d’innombrables palais, églises, jardins et salles de concert extraordinaires. Nous revenons tout juste du Concertgebouw d’Amsterdam, où l’acoustique est fabuleuse. J’aime beaucoup Wigmore Hall à Londres, le Staatsoper à Vienne et nous avons joué à la Chapelle royale à Versailles.
Vous êtes également un jardinier passionné : parlez-moi de votre domaine de Thiré, en Vendée.
Eh bien, en ce moment, c’est la saison des plantations, j’ai donc passé ma journée à replanter toute une série de lilas et à restaurer un mur en pierre du XVIIe siècle. Nous plantons aussi actuellement 500 jeunes chênes pour créer un nouveau bois dans un champ voisin. Mes modèles historiques, je les trouve en particulier dans les jardins anglais et dans les jardins du mouvement Arts and Crafts de la fin du XIXe siècle.
Où est votre jardin préféré ?
Oh, la liste est longue ! Aujourd’hui, j’essaie souvent de combiner mes déplacements pour les concerts avec des visites d’espaces verts. Je viens ainsi de visiter, près de Madrid, les jardins extraordinaires d’El Capricho et nous sommes allés au Retiro, parc tout aussi fabuleux. En France, j’aime les splendides jardins de Versailles et, à la frontière italienne, le Jardin botanique exotique de Menton. Le Caramoor Center for Music and the Arts, près de New York, allie à merveille musique et jardin ornemental.
Le violoncelliste franco-américain Yo-Yo Ma a récemment créé à Toronto un jardin inspiré des suites de Bach pour violoncelle. Voyez-vous des points communs entre musique et jardinage ?
Absolument. Les jardins font partie de la musique ; ils en ont toujours fait partie. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les jardins étaient une scène. Haendel a été joué aux Vauxhall Gardens de Londres et dans le parc de Versailles, et en Italie, les jardins baroques ont toujours accueilli de la musique. C’est souvent un endroit où mêler musique et plaisir. Mon approche du jardin est bel et bien identique à mon approche de la musique en tant que chef d’orchestre. Durant la pandémie, beaucoup ont redécouvert le cadre qu’offrent les jardins à la musique. De merveilleux concerts sont donnés par exemple à Grange Park, en Angleterre, et à Caramoor.
Le New York Times a écrit un jour que vous étiez « plus français que les Français ». Vous sentez-vous plus français ou plus américain ?
Je vis ici, en France, depuis maintenant 52 ans, donc c’est un mélange des deux. Je me sens au milieu de l’Atlantique. Si je pense aujourd’hui en français, il n’en reste pas moins que les deux pays me sont nécessaires. Ils sont tous deux très importants pour moi.
Quelles qualités américaines avez-vous conservées ?
Une forme d’énergie, mon rapport au travail, je dirais. Je suis toujours stupéfait d’observer l’énergie extraordinaire engendrée aux Etats-Unis, en particulier à New York. Et aussi cet esprit d’équipe, cette façon américaine de former un ensemble, ce sens américain de la communauté.
Et qu’est-ce qui vous manque de votre pays d’origine ?
Les endroits familiers. Je serais très triste de ne plus pouvoir retourner chaque année à New York. Mais j’enseigne toujours à Juilliard, ce qui me donne une bonne excuse pour y aller, et j’y vais au moins trois fois par an. J’adore New York et Boston, mais aussi l’Ouest américain avec tous ses parcs nationaux fantastiques, comme Bryce Canyon dans l’Utah. C’est tout simplement l’un des endroits les plus éblouissants au monde.
Pensez-vous que les Etats-Unis puissent rivaliser avec le modèle français, que caractérise une aide publique appuyée à l’art ?
Nous bénéficions chaque année de subventions des pouvoirs publics français. La France ne lâchera pas sa culture, sa musique, ses danseurs. Les Français tiennent la culture en haute estime. Aux Etats-Unis, le contexte politique se prête peu à de telles actions en faveur de la culture en laquelle je crois. Vous imaginez un gouvernement conservateur américain soutenir une telle initiative ? Je serais aux anges. Heureusement qu’il y a New York, quelques autres villes, et toutes les universités et villes universitaires ! Ce sont autant de phares culturels qui se dressent à travers le pays et entretiennent l’espoir.
Dans les autres formes d’expression artistique, préférez-vous aussi le baroque en peinture et en architecture ?
Non, je ne m’y limite pas. J’aime les mises en scène contemporaines des opéras. Pour vous donner une idée, je reviens de Madrid où j’ai visité le Prado avec un merveilleux artiste : un jour, nous nous sommes extasiés devant l’œuvre de Titien, puisque le musée en a l’une des plus belles collections au monde. Le jour suivant, nous y sommes retournés pour admirer les Fra Angelico, puis nous nous sommes concentrés sur les premiers Goya. Mes goûts sont éclectiques.
Et la musique pop actuelle, vous en écoutez ?
Oh, beaucoup. J’aime le rap, surtout le rap chanté, en raison de cette maîtrise de la langue. Et les grands artistes, comme Aretha Franklin ou Frank Zappa, m’ont toujours intéressé. Dans les années 1960, je suis allé à Tanglewood, dans le Massachusetts, voir Janis Joplin. J’ai toujours aimé la chanson française aussi. D’ailleurs, lors de notre concert hier soir, nous avons joué Rameau, Offenbach, un peu de Charpentier, avant de terminer par Michel Legrand.
Que peut-on attendre de vos concerts à Carnegie Hall, les 25 et 26 avril ?
Le premier soir, je serai au clavecin, accompagné de Théotime Langlois de Swarte, brillant violoniste français ; nous jouerons Haendel, Corelli et des morceaux moins connus de Leclair et de Senaillé. [Le duo donnera aussi un concert au FIAF la veille, le 24 avril.] Le deuxième soir, je serai avec Les Art florissants et seul Charpentier sera au programme, avec un répertoire que personne encore, à ma connaissance, n’a joué à New York. J’espère qu’ils raviront le public.
Mais vous devez venir plus souvent : les deux soirées affichent déjà complet !
Cela fait plaisir à entendre, parce qu’avant, ce répertoire séduisait peu. Aujourd’hui, surtout grâce au programme Historical Performance de Juilliard, l’un des meilleurs au monde, la situation a complètement changé. Il y a toujours eu une scène de musique ancienne à New York, mais elle était très petite et très conservatrice dans ses choix de répertoire. Depuis, c’est différent. Nous vivons une époque fascinante.
Entretien publié dans le numéro d’avril 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.