Simone de Beauvoir & Nelson Algren
Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre forment l’un des couples mythiques du XXe siècle. Pourtant, le grand amour de Simone de Beauvoir était américain. En 1947, l’écrivain commence l’écriture de son célèbre essai, Le Deuxième sexe, lorsqu’elle est invitée à donner une série de conférences aux Etats-Unis. Après New York, le Connecticut, Washington, la Virginie et l’Ohio, elle arrive à Chicago : ses amis lui conseillent de rencontrer Nelson Algren, qui vient de publier son premier recueil de nouvelles.

La rencontre a lieu au restaurant de l’hôtel Palmer House. L’intellectuelle parisienne et le fils d’un mécanicien illettré ont peu de choses en commun, mais c’est le coup de foudre. Ils feront la tournée des bars, des cabarets et des saloons de la ville et passeront la nuit ensemble. C’est le début d’une relation passionnelle. Entre 1947 et 1964, ils échangent plus de 300 lettres. Beauvoir le surnomme « mon bien-aimé » et même « my beloved husband ». Elle poursuit sa carrière à Paris mais retrouve son « crocodile adoré » pendant l’été. Les amants se réfugient dans le bungalow que Algren a acheté à proximité de Gary, dans l’Indiana. La maison fait face aux dunes qui bordent le lac Michigan ; un voisin se souvient que la philosophe aimait bronzer nue dans le jardin !
Beauvoir racontera ces chapitres d’insouciance dans le roman Les Mandarins, prix Goncourt 1954, et Algren lui dédiera sa collection d’essais Who Lost an American? en 1963. Ils se sépareront l’année suivante, mais c’est avec la bague d’Algren que Beauvoir sera enterrée. Au bord du lac Michigan, le cottage qui abrita leurs amours est toujours là. Le chemin de terre qui passe à proximité porte le souvenir des deux amants : « Nelson Algren & Simone de Beauvoir Trail ».
Louise Bourgeois & Robert Goldwater
« J’ai épousé ma mère lorsque j’ai épousé Robert. » Cette déclaration de l’artiste Louise Bourgeois est lourde de sens. Elle haïssait son père, mais adorait sa mère, sa « meilleure amie ». C’est à ses côtés, dans l’atelier familial de Choisy-le-Roi, au sud de Paris, où sa mère restaure des tapisseries, que Louise Bourgeois se découvre une sensibilité artistique : elle dessine les motifs qui aident au tissage.
En 1937, Louise Bourgeois tient une galerie à Paris lorsqu’elle fait la rencontre de l’historien de l’art américain Robert Goldwater, en France pour écrire sa thèse de doctorat sur le primitivisme et la peinture moderne. Il a l’humour pince-sans-rire et se révèle être un féministe avant l’heure. « Entre deux discussions sur le surréalisme et les dernières tendances, nous nous sommes mariés », dira plus tard Louise Bourgeois. Le couple s’installe à New York. Louise suit des cours à l’Art Students League ; Robert lui présente l’intelligentsia américaine et les intellectuels européens en exil. En 1945, Louise Bourgeois présente douze toiles à la Bertha Schaefer Gallery, sa première exposition personnelle. Sur le toit de l’appartement qu’elle occupe avec son mari et ses trois enfants dans le Lower East Side, elle sculpte aussi le bois. Son travail est influencé par Giacometti et Le Corbusier.
Mais Bourgeois souffre de l’ombre projetée par son mari. Elle règle ses comptes par la sculpture : dans Portrait of Robert (1969), le buste en bronze de son époux est assailli par ce qui ressemble à des tentacules ou des verges sur-dimensionnées. La reconnaissance est tardive : Louise Bourgeois a 82 ans lorsque le MoMA lui consacre sa première rétrospective en 1994. C’est la première dédiée à une femme sculpteur, doyenne d’une avant-garde qui sera bientôt vénérée par la génération d’artistes américains qui lui ont succédé.
Pierre Cartier & Elma Rumsey
Fille d’un riche industriel de Saint-Louis et parente du banquier J.P. Morgan, Elma Rumsey séjourne à Paris lorsqu’elle rencontre le petit-fils du fondateur de la bijouterie Cartier. Le coup de foudre est immédiat. Le couple est marié en 1908 et s’installe à New York ; la première boutique Cartier y ouvrira ses portes l’année suivante.

Par l’entremise de sa femme, Pierre Cartier étend son influence : il vend des broches et des colliers aux dames de la haute société new-yorkaise. L’épouse de William Vanderbilt achète une écharpe de diamants et de perles et l’héritière Evalyn Walsh McLean, le fameux diamant Hope, un joyau de 44,5 carats ayant appartenu à Louis XIV. « La réputation d’Elma aida à élever Pierre au-delà de sa propre réputation, celle d’un commerçant étranger cherchant à profiter de son pays adoptif », écrit Francesca Cartier Brickell dans le livre qu’elle consacre à l’histoire de sa famille, The Cartiers (2019).
En 1917, le « Cartier Building » est inauguré au numéro 653 de la Cinquième Avenue. La boutique est décorée à la dernière mode de Paris. Pierre et Elma rentrent à Paris pendant la Deuxième Guerre mondiale pour s’occuper de la bijouterie familiale et finiront leur vie en Suisse. Le « temple » Cartier, classé monument historique en 1970 et récemment restauré, abrite toujours le siège américain de la maison.
Yves Montand & Marilyn Monroe
En 1960, deux comètes à la trajectoire opposée se percutent à Hollywood. Yves Montand a fait ses débuts de chanteur à Broadway l’année précédente. Sur la pente inverse, Marilyn Monroe, sex-symbol de l’Amérique des années 1950, dont le mariage avec le dramaturge Arthur Miller s’étiole, s’enlise dans des productions de plus en plus médiocres. Le film musical Let’s Make Love (Le Milliardaire) doit relancer sa carrière.
A la demande de Marilyn, dit-on, les studios rejettent successivement Gregory Peck, Cary Grant, Charlton Heston et Rock Hudson afin d’offrir le rôle masculin à Yves Montand. Celui-ci ne parle pas un mot d’anglais : il apprend ses répliques par cœur. Les acteurs emménagent dans un hôtel de Beverly Hills le temps du tournage : Marilyn occupe un bungalow avec son mari ; Yves Montand et sa femme, l’actrice Simone Signoret, s’installent dans le bungalow voisin. Les deux couples deviennent amis. Mais le départ de Miller, qui rejoint en Irlande le réalisateur John Huston pour travailler au scénario du film The Misfits, met fin à l’idylle californienne. Signoret part peu de temps après pour Rome, où commence le tournage de Adua et ses compagnes. Yves et Marilyn restent seuls.

Bientôt, les amants s’affichent à Hollywood et à New York ; la nouvelle fait les gros titres. Des photos montrent le ventre légèrement arrondi de l’actrice ; on la dit enceinte. Cet adultère met fin au mariage des Miller, mais Signoret fait preuve de pragmatisme. « Si Marilyn est amoureuse de mon mari, c’est preuve qu’elle a bon goût », déclare-t-elle. Let’s Make Love, qui sort le 8 septembre 1960 sans recevoir le succès escompté, restera célèbre comme « le film dont Marilyn Monroe et Yves Montand ont pris le titre trop au sérieux ».
Juliette Gréco & Miles Davis
« J’ai deux amours », aurait pu chanter Miles Davis. « Paris et Juliette Gréco. » Dans la capitale de l’après-guerre, la chanteuse française, muse de Saint-Germain-des-Prés, et le musicien américain, « Picasso du jazz » en devenir, vécurent une parenthèse passionnelle. Un amour interrompu par le racisme de la société américaine.

Gréco a 22 ans lorsqu’elle pose les yeux sur le trompettiste. Nous sommes en mai 1949 : le Festival international de jazz renaît à Paris et les pointures américaines du bebop ont fait le déplacement. C’est la première fois que Davis quitte les Etats-Unis. Il joue salle Pleyel avec le quintet du pianiste Tadd Dameron. « Je le voyais de profil : un dieu égyptien », se souviendra Gréco, qui l’observe depuis les coulisses. « Je n’avais jamais vu un homme aussi beau et je n’en ai pas vu de plus beau depuis. » Les amants vivent ensemble à l’hôtel La Louisiane, dans le 6e arrondissement. Au bras de Gréco, Davis rencontre Jean-Paul Sartre, Boris Vian et Picasso ; ils se promènent le long de la Seine, main dans la main, s’embrassent. Une chose impensable aux Etats-Unis, où les relations interraciales sont alors interdites.
Davis jouit en France d’une liberté nouvelle. « Je ne m’étais jamais senti ainsi de toute ma vie », écrira-t-il dans son autobiographie. « C’était la liberté d’être en France et d’être traité comme un être humain. » Nombre de musiciens afro-américains s’installent à Paris, mais Davis fait le choix de rentrer. A Sartre, qui lui demandera pourquoi il refuse de demander Gréco en mariage, il répond : « Parce que je l’aime. » « Il savait que le noir et le blanc n’allaient pas ensemble », commentera-t-elle des années plus tard. « Il savait que je serais malheureuse et traitée comme une pute de bas étage en Amérique. »
Romain Gary & Jean Seberg
En 1959, Romain Gary est consul de France à Los Angeles et convoite l’épouse de son invité : l’actrice américaine Jean Seberg, icône du film de Jean-Luc Godard, A bout de souffle. Le diplomate, ancien aviateur de la France Libre et romancier lauréat du prix Goncourt, est subjugué par la jeune femme. Ils ont plus de vingt ans d’écart et sont tous les deux mariés ; ils deviendront l’un des couples les plus sulfureux des années 1960.
Ils passent leurs vacances à Majorque et dînent avec les Kennedy à la Maison Blanche. Leur mariage est célébré dans un petit village corse, à l’abri des regards. Gary abandonne sa carrière au ministère des Affaires étrangères pour se consacrer à l’écriture ; entre la France et les Etats-Unis, il suit sa jeune épouse sur les tournages et veille jalousement sur elle. Engagée pour la défense des droits civiques, Seberg ouvre les yeux de Gary sur la condition des Noirs américains et soutient les Black Panthers. Elle est mise sur écoute par le FBI et de fausses rumeurs circulent à son sujet. Leur relation se détériore : un épisode sur lequel revient le film Seberg (2019), avec Kristen Stewart dans le rôle de l’actrice persécutée et suicidaire et Yvan Attal dans le rôle de l’écrivain possessif.
Gary se venge par l’écriture : il offre à sa femme le rôle d’une épouse infidèle, nymphomane et frigide dans son film Les oiseaux vont mourir au Pérou (1968). Leur divorce est prononcé deux ans plus tard. En 1979, le corps sans vie de Seberg est découvert à Paris : alcool et barbituriques, l’enquête conclut au suicide. Gary la rejoindra quatorze mois plus tard. A côté du revolver avec lequel il mit fin à ses jours, une note : « Aucun rapport avec Jean Seberg. »

Niki de Saint Phalle & Harry Mathews
Ce n’est qu’après leur séparation en 1960 qu’ils réaliseront leurs plus grandes œuvres. Niki de Saint Phalle imaginera les Tirs, séances de peinture à la carabine, puis les Nanas, ces sculptures de femmes aux rondeurs multicolores ; Harry Mathews publiera ses premiers romans surréalistes, traduira Georges Perec et, à son invitation, rejoindra le groupe littéraire expérimental Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle).
Niki et Harry étaient adolescents lorsqu’ils se sont rencontrés pendant l’été 1944 : leurs familles étaient en villégiature dans les Berkshires, destination populaire auprès de l’élite new-yorkaise. Ils se recroiseront quelques années plus tard. « Nous étions tous les deux portés sur les arts, hypersensibles, ouvertement rebelles et romantiques », se souviendra Harry. Il a 19 ans, elle en a 18. Ils étaient mariés moins d’un an plus tard et, avec leur premier enfant, faisaient bientôt leurs valises pour la France. A Paris, Niki étudie le théâtre et s’initie à la peinture pendant qu’Harry écrit de la poésie. Le jeune couple, qui a maintenant deux enfants, mène en Europe une vie de bohème.
Mais Niki souffre de troubles psychologiques. Elle passera six semaines dans un asile psychiatrique à Nice. Pendant son temps libre, elle se promène dans le jardin, ramasse des branches, des feuilles et réalise ses premiers collages. « Au bout du compte », écrira-t-elle dans le livre Harry et moi : Les années en famille (2014), « ma dépression nerveuse sera une bonne chose car mon séjour à la clinique fera de moi un peintre ». Niki exposera ses premières toiles en Suisse en 1956.
Marguerite Yourcenar & Grace Frick
En mai 1979, le journaliste français Jacques Chancel débarque sur l’île des Monts-Déserts, dans le Maine. C’est là que vit depuis 1950, dans une maison de bois blanc, l’écrivain Marguerite Yourcenar, pressentie pour devenir la première femme élue à l’Académie française. « Vous vivez avec une amie, une jeune femme, une dame… », hésite le journaliste. « Une Américaine, qui est ma traductrice et qui a traduit trois de mes livres », répond l’écrivain.
Les deux femmes vivent ensemble depuis 1937. Elles se sont rencontrées à Paris. Yourcenar, née d’une mère belge et d’un père d’origine française, a déjà publié trois romans. Grace Frick, native de l’Ohio, finit ses études à Yale et travaille sur une thèse ; elle est séduite par l’érudition de l’écrivain et ses « yeux bleus lumineux ». En 1939, les deux femmes emménagent à New York puis dans le Connecticut, où Frick enseigne à l’université. Yourcenar se plonge dans la littérature américaine. Mais en proie à la dépression et désemparée par la guerre qui fait rage en Europe, elle n’écrit plus. Frick la soutient pendant cette période douloureuse que les biographes de Yourcenar qualifieront de « nuit américaine ».

A l’aide d’un maigre héritage, le couple achète une maison dans le Maine, une retraite qu’elle baptisent « Petite Plaisance ». Elles y échappent aux comités universitaires bien-pensants et aux inquisitions du sénateur McCarthy, qui condamne au même titre le communisme et l’homosexualité. Dans le Maine, Yourcenar achève Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir, ses chefs-d’œuvre. Frick en sera l’éditrice et fera connaître ses romans aux lecteurs anglophones. Pendant trente ans, écrit le New Yorker, « Frick sera sa compagne, sa traductrice, sa maîtresse de maison et son bouclier contre le monde – probablement l’épouse littéraire la plus complète dans les annales des arts ».
Marcel Duchamp & Alexina Sattler
Fille d’un ophtalmologue de l’Ohio, Alexina Sattler étudie la sculpture à Paris lorsqu’elle fait la connaissance de Marcel Duchamp en 1923. Elle a 17 ans ; lui en a 36. Ses sculptures iconoclastes (ou « ready-made ») ont fait de lui une célébrité en France et aux Etats-Unis.
Sattler épousera finalement Pierre Matisse, le fils cadet du peintre Henri Matisse, et le suivra à New York. Ensemble, ils auront trois enfants. Elle représente un temps Constantin Brâncuși et Juan Miró et tient la galerie de son mari lorsque celui-ci, mobilisé pendant la Seconde Guerre mondiale, doit rentrer en France. Leur mariage se soldera par un divorce en 1949. Quelques années plus tard, Sattler retrouve Duchamp lors d’une excursion dans le New Jersey : ils partagent une passion pour les échecs et se marient le 16 janvier 1954. En guise de cadeau de mariage, l’artiste offrira à sa femme une petite sculpture qu’il baptise Coin de chasteté : une cale de métal marron logée dans une fente de plastique rose. « On l’a encore sur notre table », expliquera-t-il. « On l’emporte généralement avec nous, comme une bague de mariage. »
Sattler soutient Duchamp dans sa carrière. Lorsqu’il s’isole dans son atelier de Greenwich Village pour élaborer son dernier ready-made, Etant donnés, elle est sa seule confidente – le public pense alors qu’il a abandonné l’art. Elle sera aussi son assistante et l’archiviste de sa mémoire : elle demandera à Man Ray, un vieil ami de Duchamp, de le photographier sur son lit de mort le 2 octobre 1968. Elle fera don de ses œuvres au Philadelphia Museum of Art et organisera les archives Duchamp à Villiers-sous-Grez, près de Paris, où elle finira sa vie en 1995.
Jo Bouillon & Joséphine Baker
De Joséphine Baker, on a retenu les déhanchements lascifs et le pagne de bananes qu’elle arborait sur la scène des Folies Bergères en 1925. Ces fantaisies ont occulté les combats de cette icône américaine du cabaret parisien qui fut dans l’ombre la mère en chef d’une famille utopique sur laquelle elle veillait avec son quatrième mari, le meneur d’orchestre français Jo Bouillon.

Baker ne pouvait pas avoir d’enfants. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, elle est espionne pour les Alliés en Afrique du Nord et fait une énième fausse couche. Elle doit subir une hystérectomie. Bouillon, qu’elle rencontre après la guerre et épouse en 1947, l’aidera à remonter sur scène. Elle est de retour aux Etats-Unis en 1951 : elle triomphe à Broadway et entame une tournée nationale. L’artiste se sert de sa popularité pour faire entendre sa voix : elle refuse de se produire dans les salles ségréguées et fréquente les plus beaux hôtels et les meilleurs restaurants, alors interdits aux noirs. Pour prouver que les cultures peuvent coexister, Baker et Bouillon adoptent douze enfants de nationalités différentes. Une « tribu arc-en-ciel » qui s’installe aux Milandes, un château médiéval que le couple a acheté dans le Périgord. Jari est finlandais et Stellina marocaine ; Koffi vient de Côte d’Ivoire et Luis de Colombie.
Le domaine familial est transformé en parc d’attraction, ouvert au public. Mais l’utopie est de courte durée. Baker est souvent absente : elle multiplie les spectacles pour entretenir le château qui tombe en ruines et entretient plusieurs relations amoureuses ; les enfants sont souvent livrés à eux-mêmes. Le couple se sépare en 1957. Le Français Jean-Claude Baker, treizième membre de la tribu, ne sera jamais légalement adopté, mais entretiendra dans son restaurant de Manhattan, jusqu’à son décès en 2015, la mémoire de ses parents adoptifs.
Article publié dans le numéro de février 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.