A l’interphone, Betsy Jolas feint surprise. « France-Amérique ? Je crois bien vous avoir lu en 1943… » Elle se reprend en nous accueillant au seuil de sa maison du 19e arrondissement de Paris : « Mais j’imagine que vous n’y travailliez pas déjà à l’époque ! » Les cheveux argentés et les yeux cerclés de fines lunettes métalliques, la doyenne de la musique contemporaine a l’humour facétieux. Elle nous fait entrer dans un salon encombré de disques et de vieux livres pour nous livrer le récit d’une vie étourdissante.
En juillet dernier, le London Symphony Orchestra a joué sa dernière composition, Ces belles années (2022). Un hommage qui couronne une liste déjà longue : prix de l’American Academy of Arts en 1973, grand prix de la SACEM en 1982, Victoire de la Musique classique en 2021 pour Topeng, son huitième quatuor à cordes. L’intérêt récent pour les compositrices a fait de Betsy Jolas une figure emblématique, sollicitée des deux côtés de l’Atlantique pour des albums tels que The Future Is Female (2022) et Poétesses symphoniques (2023). Son secret ? « Le travail ! »
La musique et l’Amérique en contrepoint
Née en 1926, Elizabeth « Betsy » Jolas est issue d’un milieu artistique fécond, naviguant entre les cultures française (par son père) et américaine (par sa mère). Enfant, elle côtoie Hemingway, Matisse, Edgard Varèse et Sylvia Beach : « les amis de transition », le magazine littéraire polyglotte fondé en 1927 par son père, Eugène Jolas, et traduit par sa mère, Maria. « Dans l’atmosphère dans laquelle j’ai grandi, il fallait créer », explique-t-elle. « Il n’était pas question que je devienne banquier ou industriel. Je savais qu’il fallait que je devienne peintre, écrivain ou poète. »
Elle sera musicienne. Droite comme un « i » dans son fauteuil de velours, Betsy Jolas entonne une mélodie de son enfance, un de ces airs afro-américains que sa mère chantait à longueur de journée. Née McDonald, descendante de Thomas Jefferson et élevée dans le Kentucky par des domestiques noirs, celle-ci transmettra à sa fille son amour des negro spirituals. A Colombey-les-Deux-Eglises, le village champenois où la famille s’installe dans les années 1920, Betsy et sa mère font sensation : « Nous étions ces Américaines qui se baladaient en Ford et chantaient le blues ! »
En septembre 1939, la guerre éclate et avec elle, le quotidien des Jolas. Maria est contrainte de fermer l’école franco-américaine qu’elle a fondée à Neuilly, aux portes de Paris, et fuit avec ses filles vers la Provence. James Joyce les y rejoint. Pour égayer les longues soirées, le romancier irlandais chante avec Maria. Betsy les accompagne au piano. « Il avait une très belle voix, a deep tenor », explique-t-elle en franglais. Un an plus tard, en septembre 1940, la famille parvient à fuir la France occupée et embarque à Lisbonne sur l’Exochorda, direction New York.
Betsy Jolas a 14 ans. Elle aime la musique et la gymnastique, et se fiche de Pétain comme de De Gaulle. Sur le paquebot qui l’emmène, la jeune fille lit Le Comte de Monte-Cristo, le cœur gros. « Quitter la France, c’était un arrachement terrible », se souvient-elle. Un jour de tempête, au milieu de l’Atlantique, elle manque d’être emportée par une vague. Une expérience qui lui inspirera son premier morceau d’orchestre, commandé en 1977 par le festival de Tanglewood, dans le Massachusetts : Tales of a Summer Sea.



New York, l’accord parfait
A son arrivée, la musicienne (elle a écrit ses premiers morceaux, ses « balbutiements musicaux » comme elle dit, à l’âge de 8 ans) intègre la chorale du Lycée Français. « On nous appelait ‘les ténorettes’ parce que tous les ténors étaient à la guerre. » Au Town Hall, un théâtre de la 43e Rue, elle assiste à son premier concert et découvre Bartók en personne. C’est le déclic. « Tous les musiciens européens étaient à New York, et je voulais désespérément en être. » Prise dans le tourbillon de la vie sociale de ses parents, l’adolescente rencontre Nadia Boulanger à Boston, joue de l’orgue devant Einstein à Princeton, dîne chez Stravinsky et passe ses weekends chez les Calder.
Pour sensibiliser les Américains à la situation de la France occupée, Maria Jolas mobilise ses deux filles. Sur les trottoirs de Manhattan, elles vendent des croissants pour le compte de France Forever, l’association gaulliste aux Etats-Unis. « J’ai détesté ça », s’exclame Betsy Jolas en riant. A la Marseillaise, la cantine française libre qu’ouvre sa mère sur la Seconde Avenue, la jeune fille développe ses talents artistiques derrière le piano. Avec un clin d’œil, elle ajoute : « Moi, ce qui m’intéressait, c’était surtout les marins avec qui je dansais ! »
Betsy Jolas se souvient de l’attaque sur Pearl Harbor, en décembre 1941, des journaux annonçant l’entrée en guerre des Etats-Unis. En vacances dans le Connecticut, au bord du lac Waramaug, elle grimpe dans les arbres enneigés pour guetter l’arrivée des avions japonais. L’été suivant, avec sa sœur Tina, Betsy monte une pièce de théâtre. Elle compose la musique avec les moyens du bord : un pipeau de bambou, un vieux peigne, un petit piano. Les voisins sont invités : André Breton, André Masson et toute la colonie surréaliste française en exil.
En 1944, Betsy Jolas s’inscrit à Bennington College où elle étudie l’harmonie et le contrepoint. Elle évoque « une vraie American college experience », les rudes hivers du Vermont, les tuyaux d’orgue givrés dans lesquels il fallait souffler avant de jouer. Elle se destine à la musique, mais ce qu’on appellerait aujourd’hui le syndrome de l’imposteur la retient. « Je voulais être Bach ou Beethoven, ou rien du tout », explique-t-elle. « Ça n’aurait pas arrêté un garçon, mais moi, ça me bloquait. » Jusqu’au jour où un professeur lui propose d’écrire quelque chose pour son chœur : « Ça y est, j’étais compositeur. »
En avant la musique !
Son diplôme en poche, Betsy Jolas rentre à Paris. Son pays lui manque et les nouvelles qui parviennent jusqu’aux Etats-Unis la bouleversent. Un de ses anciens camarades de classe, résistant et musicien lui aussi, a été fusillé par l’occupant. Après six ans d’absence, se souvient-elle, « je n’imaginais pas dans quel état je retrouverais ma France ». En 1946, la jeune femme entre au Conservatoire et suit les cours de Darius Milhaud et Olivier Messiaen, qui deviendront ses mentors et plus tard ses collègues.
Le retour est difficile. La discipline est impitoyable et l’accent est mis sur la lecture de notes. « Les Français sont des solfégistes purs », explique Betsy Jolas, qui tremble en se remémorant ses épreuves de déchiffrage, les fameuses mises en loge. « Ils sont capables de solfier à toute vitesse, de reconnaître sans se tromper les notes du morceau qu’ils écoutent. » Elle persiste et décroche ses premières commandes : cantates radiophoniques, partitions de film… Et s’essayera même à la musique électronique, avec l’opéra Schliemann (1993). « Entre la musique sérielle et la tabula rasa de l’après-guerre, elle n’a jamais choisi de camp », explique la violoniste internationale Marina Chiche, autrice d’un livre sur les grandes musiciennes oubliées. « Son parcours franco-américain lui a octroyé une certaine dose de décalage. »
En 1971, la compositrice traverse de nouveau l’Atlantique. D’abord pour des concerts, puis pour enseigner. A Yale, Harvard ou Berkeley, elle découvre avec surprise que ses étudiants ont tous commencé à jouer d’un instrument à l’école. « Les Américains ont une relation toute particulière à la musique ; tout le monde en fait là-bas », observe celle qui a longtemps poussé ses étudiants français à s’instruire en Amérique. « En tant que musicienne, je me sens mieux aux Etats-Unis qu’à Paris. C’est un fait : les Français s’intéressent plus à la peinture ou à la littérature. » Elle loue tout de même la programmation musicale de Radio France et admire la compositrice finlandaise Kaija Saariaho, installée à Paris depuis les années 1980 et décédée en juin dernier.
Avec les gestes d’un chef d’orchestre qui a atteint la dernière page de sa partition, Betsy Jolas met fin à notre entretien. « J’ai le même âge que la reine d’Angleterre, vous savez », s’amuse la passeuse d’océan. Avant de redevenir sérieuse, arrivée sur le pas de la porte : « C’était de magnifiques années. Quand j’étais enfant, j’essayais toujours d’avoir des rêves aussi beaux que ceux de mon père. Je crois que j’ai réussi. »
Article publié dans le numéro d’octobre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.