Histoire

Pierre Cartier, le joaillier des présidents américains

C’est l’histoire de trois frères et d’un empire. Au début du XXe siècle, les petits-fils du fondateur de Cartier font rayonner le nom de famille : Louis à Paris, Jacques à Londres, Pierre à New York. Pour vendre ses joyaux aux Etats-Unis, ce dernier séduit les célébrités, les industriels et les présidents, et multiplie les allégeances. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il suivra Pétain et Roosevelt, avant de se rallier à de Gaulle.
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Pierre Cartier, en 1910. Courtesy of Francesca Cartier Brickell

Au cœur de Manhattan, un drapeau français flotte sur la Cinquième Avenue. Il marque l’entrée d’un hôtel particulier haut de six étages, joyau du Gilded Age américain. Passée la porte de fer forgé, on accède à l’étage aux salons récemment restaurés par l’architecte français Thierry Despont. Chacun porte le nom d’un illustre client de la maison : Grace Kelly, Elizabeth Taylor, Gary Cooper, Andy Warhol. Bienvenue au Cartier Mansion ! Le palais depuis lequel Pierre Cartier s’évertuera, selon ses propres mots, à « promouvoir et développer les meilleures relations culturelles et économiques entre la France et les Etats-Unis ».

A la conquête de l’Amérique

En 1902, Cartier jouit d’une faveur sans égale à travers l’Europe. A peine couronné, le roi Édouard VII d’Angleterre octroie à la maison parisienne le brevet de fournisseur officiel de la couronne et proclame Cartier « joaillier des rois et roi des joailliers ». Une consécration qui montre la route à suivre : en ce début de siècle, l’Amérique regorge de millionnaires et nouveaux riches, tous clients potentiels. Récemment marié à Elma Rumsey, héritière du Missouri et parente de J.P. Morgan, Pierre Cartier s’installe à New York. « Cette ville est pleine de contrastes, époustouflante d’énergie et d’activité, mais rien n’est fini », écrit-il en 1909. « Tout est en construction. » C’est pour la famille le commencement d’une prodigieuse carrière américaine.

Le diamant Hope, en 1958. © Ullstein Bild/Getty Images
Pierre Cartier et son épouse Elma à bord du France, à destination de l’Europe, en 1928. © Bettmann/Getty Images

Sur la Cinquième Avenue, le fils cadet de la fratrie inaugure la première bijouterie fine française des Etats-Unis, dotée de son propre atelier de création. « Nous pouvons lancer le luxe français à New York », écrit-il alors à son frère Jacques. Pour se faire connaître au pays de Tiffany, Pierre Cartier fait distribuer des prospectus détaillant ses services dans tous les palaces de la ville, du St. Regis au Waldorf Astoria. En 1911, il fait les gros titres en vendant un joyau que l’on dit maudit : le diamant Hope, qui inspirera le bijou du film Titanic. Cette pierre de 45,52 carats ayant appartenu à Louis XIV, volée en 1792 et aujourd’hui exposée au musée national d’histoire naturelle de Washington, fit le bonheur d’Evalyn Walsh McLean, héritière du Washington Post. Prix de vente : 180 000 dollars, soit 5,8 millions aujourd’hui !

Quelques années plus tard, le couple Cartier et leur fille Marion, née au Plaza en 1911, sont de passage en France lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale. Pierre met les jardins de sa propriété de Neuilly-sur-Seine à la disposition de l’hôpital américain voisin et fait don à l’armée française de sa Mercedes-Benz allemande. Appelé sous les drapeaux, il est chauffeur d’un colonel avant d’être démobilisé en 1915, affaibli par l’appendicite et la diphtérie. En zigzag pour éviter les sous-marins allemands, les Cartier regagnent les Etats-Unis. Le pays n’est pas encore entré en guerre et les affaires de la maison vont bon train.

Un écrin sur Millionairesʼ Row

A New York, Pierre Cartier constate que sa boutique de la Cinquième Avenue est trop exigüe pour ses ambitions. Il jette son dévolu quelques rues plus au sud, au numéro 653, sur un manoir capable de rivaliser avec les établissements de ses frères à Paris et à Londres. Mais le bâtiment n’est pas à vendre. Il appartient au magnat des chemins de fer Morton F. Plant et à sa femme Maisie. Coup de chance, cette dernière est éprise d’un collier de perles naturelles aperçu chez Cartier et estimé à un million de dollars (plus de 24 millions aujourd’hui). L’histoire raconte que le couple acceptera de se séparer de son bien contre un chèque de 100 dollars… et le fameux collier !

Le Cartier Mansion ouvre ses portes en 1917 : « La rue de la Paix déménage sur la Cinquième Avenue », titre alors le New York Times. Par souci de prestige, le joaillier a fait déplacer la porte d’entrée qui donnait auparavant sur la 52e Rue. Il compte faire de sa nouvelle boutique amirale une destination incontournable : une ambassade du luxe à la française où il fait bon être vu. Les Romanov, maharadjas et autres têtes couronnées s’y font photographier. Dans les salons et les salles de bal, le couple Cartier organise de somptueuses réceptions et expositions, dont la première consacrée au laqueur Jean Dunand aux Etats-Unis.

Bracelet Blanche-Neige et les Sept Nains, 1937. © Cartier
Collier Oiseau en cage, 1942-1943. © Cartier

A l’étage des ateliers, gemmologues, lapidaires et orfèvres se saisissent des sujets de la culture populaire américaine. Ils signent une broche d’or, de diamants, de rubis, d’émeraudes et de saphirs à l’effigie de Mickey Mouse, et un bracelet d’argent dont les breloques figurent Blanche-Neige et les Sept Nains, le grand succès des studios Disney en 1937. Deux exemples parmi tant d’autres qui soulignent l’audace de la maison et son engagement en faveur de l’amitié transatlantique. Une amitié que Pierre Cartier représentera dans une horloge de bronze qui domine encore l’entrée de la boutique : un coq français et un aigle américain montent la garde de part et d’autre du cadran.

Le « temple Cartier » propulse l’ascension du joaillier. Déjà proche des capitaines d’industrie et des vedettes du cinéma, le voici président de l’Alliance Française de New York, de la Chambre de commerce et de l’hôpital français. Le héraut du soft power tricolore sera même président de la Maison des bijoux lors de l’exposition universelle de 1939-1940, organisée dans le Queens. Pierre Cartier est de toutes les soirées, de tous les galas, de tous les dîners. Il cultive aussi ses entrées à Washington. En 1924, il se lie d’amitié avec le président Calvin Coolidge, venu assister à l’inauguration de la boutique de Palm Beach, en Floride. Il sera aussi proche de ses deux successeurs : Herbert Hoover et Franklin Roosevelt.

Le joaillier et le président

En septembre 1938, comme 57 % des Français, Pierre Cartier accueille avec satisfaction les accords de Munich, qui sont signés entre l’Allemagne, la France, l’Italie et le Royaume-Uni et laissent les mains libres à Hitler pour envahir la Tchécoslovaquie. Pour l’entrepreneur du luxe, la paix vaut toujours mieux que la guerre. « Cet abruti […] ruine la maison », dit-il alors du Führer. Deux ans plus tard, il applaudira l’armistice que la France conclut avec l’Allemagne. Le joaillier admire aussi Pétain, vétéran de la Grande Guerre comme lui, qui a fait réaliser son bâton de maréchal par Cartier en 1918.

A Paris, la maison dessine une broche en forme d’oiseau en cage en signe de résistance. A Londres, elle accueille un temps le quartier général de la France libre du général de Gaulle (et maquettera l’insigne de l’ordre de la Libération). Pierre Cartier, pour sa part, préfère suivre la ligne attentiste américaine qui reconnaît Vichy, tout en soutenant financièrement les sociétés d’aide à la France occupée et les blessés de guerre. Avant de se ranger derrière Henri Giraud, le général qui remporte l’aval de Washington à partir de 1942. Le joaillier fera à ce titre de nombreuses apparitions dans France-Amérique. Notre publication, alors gaulliste, ne cache pas son mépris pour ce « chef de claque gonflé de millions et d’orgueil » qui préfère soutenir Roosevelt que de Gaulle.

Une panthère, motif récurrent chez Cartier depuis les années 1910, devant la boutique de la rue de la Paix, à Paris, en 2000. © Jean Larivière
Le Cartier Mansion, au 653 de la Cinquième Avenue à Manhattan. © Ricky Zehavi

Les deux hommes sont proches : Pierre Cartier et FDR se fréquentent depuis 1936 et échangeront sur la situation française tout au long de la guerre. Le joaillier offre au président une montre en 1939 et, pour Noël quatre ans plus tard, une pendule d’onyx, de néphrite et d’argent indiquant de ses cinq cadrans « l’heure de la victoire dans le monde, en hommage à son artisan, le président des Etats-Unis ». Une lettre accompagne le cadeau : « Mes compatriotes sont particulièrement reconnaissants de ce que vous faites pour eux et nous savons que ce sera grâce à vos efforts et à votre admirable direction que la France vivra de nouveau. »

En 1943, Roosevelt se rallie à de Gaulle et Pierre Cartier suit le mouvement. « Avant la fin de la guerre », écrit Francesca Cartier Brickell dans sa biographie de la famille, « Cartier aura versé à la Résistance française plus de 43 millions de francs (plus de 9 millions de dollars aujourd’hui) ». La maison new-yorkaise signera aussi l’insigne des cadets français qui s’entraînent alors sur les bases aériennes du pays. Et une série de broches en forme de croix de Lorraine, pavées de diamants et vendues lors de levées de fonds au profit de la France libre. Une création patriotique qu’arbore Elma Cartier à l’occasion d’une réception pour de Gaulle à New York, en juillet 1944. Questionné sur ce revirement, son mari, aussi fier qu’embarrassé, répondra simplement : « J’ai fait allégeance. »

En 1947, Cartier fête son centenaire. Cent ans après la création de la maison et trente ans après l’inauguration du Cartier Mansion, le joaillier français le plus influent des Etats-Unis prend sa retraite et se retire à Genève, où il résidera jusqu’à son décès le 27 octobre 1964. Dans son article, publié la veille d’une messe commémorative en la cathédrale Saint-Patrick, le New York Times rappellera les mots de l’homme d’affaires, prononcés au plus sombre de la guerre : « Pour moi, la France et l’Amérique sont sœurs et le resteront toujours. »


Cartier: The Impossible Collection
de Hervé Dewintre, Assouline, 2023

Les Cartier : L’Incroyable histoire de trois frères qui ont transformé une humble bijouterie parisienne en un empire mondial du luxe de Francesca Cartier Brickell, traduit de l’anglais par Marie-Anne Béru, Les Arènes, 2022.


Article publié dans le numéro de décembre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.