France-Amérique : Française, fille d’un illustre ambassadeur proche du général de Gaulle, vous êtes devenue américaine. Pourquoi ? La relation franco-américaine semble vous habiter passionnément. Quelles fonctions vous occupent ?
Monique Brouillet Seefried : Je suis devenue américaine il y a quarante ans, pour mes enfants qui sont nés aux Etats-Unis. Ils étaient américains ; je me devais de les élever dans les valeurs de ce pays et donc de les faire miennes aussi. Mais je ne voulais pas être une étrangère. Je voulais pouvoir me dire française de naissance et américaine par choix, ce qui me donnait la possibilité d’exprimer mes opinions et de m’engager. Et je me suis engagée pleinement dans l’éducation, ce qui m’a menée à mes fonctions de présidente du conseil de fondation de l’Organisation du baccalauréat international, ainsi qu’à mon rôle, depuis 2014, de commissaire à la Commission américaine du centenaire de la Première Guerre mondiale, fonction qui va se prolonger jusqu’à l’inauguration du mémorial de Washington en 2024.
Quels sont les commémorations, monuments ou événements qui vous paraissent les plus symboliques de la relation franco- américaine ?
Pour les monuments, la statue de la Liberté d’Auguste Bartholdi et ses multiples reproductions, en France comme aux Etats-Unis : ce gage de l’amitié franco-américaine a été offert par la France lors du centenaire de l’indépendance américaine. La Liberté éplorée de Frederick MacMonnies, offerte en réponse par les Américains aux Français après la Première Guerre mondiale, est une statue presque aussi grande mais beaucoup moins connue. Inaugurée à Meaux en 1932, elle commémore la résistance des soldats français pendant la bataille de la Marne de septembre 1914 et domine le musée de la Grande Guerre, inauguré en 2011. Ces statues, emblématiques de l’amitié franco-américaine, ont toutes les deux été financées par des levées de fonds privées, y compris, pour La Liberté éplorée, par les dons de nombreux écoliers américains. Quant aux commémorations qui ont entouré le centenaire de la Première Guerre mondiale, elles ont permis à de nouvelles générations de soldats américains, représentants d’unités ayant combattu en France en 1917 et 1918, de découvrir combien la France leur restait reconnaissante. Sans oublier, bien sûr, les cérémonies qui ont lieu chaque année sur les plages du débarquement de Normandie, en présence des derniers vétérans qui y ont participé.
Il semble plus facile de commémorer la Première Guerre mondiale que la seconde. Unanimisme pour l’une, ambiguïté des relations pour l’autre ?
Pour les Français, certainement. L’unité nationale régnait pendant le premier conflit, alors que le pays était fracturé pendant le second. Pour les Américains, même si beaucoup plus de monuments et de plaques ont été érigés pour rappeler les morts de la Première Guerre mondiale que ceux de la seconde, cette Grande Guerre a longtemps été oubliée. Lorsque les Américains visitent la France, ils se dirigent surtout vers les plages du débarquement de Normandie et le cimetière de Colleville-sur-Mer. Pourtant, un nombre beaucoup plus important de soldats américains reposent dans celui de Romagne-sous-Montfaucon, dans la Meuse, qui est un cimetière de la Première Guerre mondiale.
Rappelez-nous ce que furent les Filles de la révolution américaine et la société des Cincinnati, qui ont tous deux une branche française ?
Ce sont des organisations patriotiques, dont la plus ancienne est la société des Cincinnati, fondée en 1783 pour promouvoir le souvenir des combats, l’amitié franco-américaine et l’aide aux vétérans. Elle a quatorze branches, une dans chacune des treize premières colonies américaines et une en France. Ses membres descendent tous d’officiers ayant servi dans l’armée et la marine américaine ou dans les forces royales françaises pendant la guerre d’indépendance. Les Filles de la révolution américaine est une organisation plus récente, créée en 1890 pour favoriser le patriotisme et la préservation historique, et réservée aux femmes de plus de 18 ans. Ses membres sont des descendantes de soldats, et pas seulement d’officiers, ayant combattu pendant la guerre d’indépendance. Il existe près de 3 000 chapitres aux États-Unis et 24 à l’étranger, dont un en France, le chapitre Rochambeau, fondé en 1934: un tiers de ses membres descendent encore d’un insurgé américain. Dès 1914, nombre de ces Américaines sont venues en France pour servir comme infirmières. L’une d’elles, Jane Delano, organisera le service des infirmières de la Croix-Rouge américaine et, sous sa direction, près de 20 000 Filles de la révolution américaine seront infirmières en France pendant la Première Guerre mondiale.
On n’échappe pas à La Fayette. Il semble plus populaire aux Etats-Unis qu’en France. De nombreuses villes portent son nom aux Etats-Unis, mais pas en France…
Plusieurs villes de France ont des rues ou des cours La Fayette, mais aucune ville ne se nomme La Fayette, Lafayette ou Fayetteville comme aux Etats-Unis. Dans ce pays, où La Fayette est connu comme le héros de la guerre d’indépendance, son nom a aussi été donné à des comtés, des rues, des places, des parcs, des écoles et des restaurants. Chose moins connue et souvent oubliée, quelques villes s’appellent La Grange, du nom du château de la région parisienne où il passa les dernières décennies de sa vie. Tous ces lieux reçurent leur nom à la suite du dernier voyage triomphal de La Fayette aux Etats-Unis, en 1824-1825. Pour les Américains, il symbolise les vertus républicaines. En France, son image est différente : royaliste libéral, champion de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, il se retrouve, à travers les tumultes de la Révolution, haï de la cour de Versailles et des révolutionnaires. Après l’exil, les prisons autrichiennes et son retour en France, sa popularité connaît des hauts et des bas. Il ne revient sur la scène publique que brièvement avec la révolution de juillet 1830. Après sa mort, la complexité de son histoire fait qu’il est bien vite oublié…
Officiels et intellectuels français et américains ne cessent de se quereller, mais la relation entre nos militaires, forgée au combat, reste empreinte d’une grande estime, y compris pendant la Deuxième Guerre mondiale, en dépit des malentendus entre de Gaulle et Roosevelt…
Absolument. Le souvenir du rôle de la France dans l’indépendance américaine reste présent pour les militaires américains. En arrivant à Paris en 1917, le premier geste de l’état-major américain a été de se rendre sur la tombe de La Fayette. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les militaires américains sont très tôt venus en aide aux Forces françaises libres en Afrique malgré l’attitude pro-Vichy de nombreux dirigeants américains, dont Roosevelt qui, de plus, n’aimait pas de Gaulle. Dès 1943, après le débarquement allié en Afrique du Nord, ce sont les militaires américains qui ont reconnu que le général de Gaulle était le seul capable de rallier les populations françaises et ont fait changer la politique américaine à son égard.
Votre action à Washington relève de la philanthropie, une activité commune aux Etats-Unis mais peu répandue en France. Qu’est-ce qui vous a conduit dans cette direction ?
Sans aucun doute, le désir de faire partager mon éducation reçue aux frais de la République française. Aux Etats-Unis, sans la philanthropie, beaucoup de jeunes de milieux défavorisés ne pourraient pas bénéficier d’une formation universitaire. Ici réside toute la différence entre la France et les Etats-Unis. A mon avis, les Américains qui réussissent réalisent la chance qu’ils ont eue et veulent donner en retour, alors qu’une grande partie des Français considèrent l’éducation et la santé non seulement comme un droit, mais aussi comme un dû. Les Etats-Unis sont aussi un pays où l’entrepreneuriat, qu’il soit à but lucratif ou non lucratif, n’a pas à faire face à de multiples formalités administratives, où l’enthousiasme l’emporte toujours sur la jalousie. La philanthropie peut y fleurir. Cela étant, la France connaît aussi des actes de générosité. Si je me suis engagée très jeune dans la philanthropie, c’est grâce à la notion de service que m’avaient inculquée en pension les sœurs dominicaines et grâce à l’exemple de mon père, qui avait pu poursuivre ses études à Paris grâce au soutien financier offert par un négociant de sa petite ville d’origine.
Entretien publié dans le numéro de novembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.