Entretien

La Cour suprême américaine a-t-elle un équivalent en France ?

L’annulation par la Cour suprême de l’arrêt Roe v. Wade de 1973 sur l’avortement a créé une onde de choc dans la société américaine, mais aussi en France. Pour éviter une contagion, il est envisagé d’inscrire dans la Constitution française le droit à l’interruption volontaire de grossesse. Mais le Conseil constitutionnel français, s’il apparaît copié sur la Cour suprême des Etats-Unis, n’a pas le pouvoir de façonner la société. Selon l’ancien Premier ministre Alain Juppé, membre de ce Conseil depuis 2019, la France n’est pas soumise à un « gouvernement des juges ».
© Hervé Pinel

France-Amérique : Les Américains pratiquent le culte de leur Constitution, les Français non. Qui a raison ?

Alain Juppé : Le rapport à la Constitution est bien différent des deux côtés de l’Atlantique. Pour les Américains, la Constitution est l’acte fondateur de la nation. C’est un texte court et solennel ; elle a été complétée par 27 amendements, mais son esprit général est resté le même depuis 1787. En France, nous en sommes, depuis 1789, à 15 constitutions. Celle de 1958 battra peut-être, en 2024, le record de longévité de 65 ans détenu par la Constitution de la Troisième République. Elle a déjà fait l’objet de 24 modifications. On peut voir, dans cette propension à modifier le texte, une marque de confiance dans la protection qu’il garantit. Mais ce peut être aussi un facteur d’instabilité en un moment où l’Etat de droit est attaqué de toutes parts.

De Gaulle a tenté de sacraliser la Constitution de la Cinquième République en instaurant un contrôle de constitutionnalité. Y sommes-nous parvenus ?

C’est la Constitution de 1958, voulue par le général de Gaulle, qui crée, pour la première fois, un conseil chargé de contrôler la constitutionnalité des lois. Mais à l’origine, pour le général, il s’agissait de protéger les pouvoirs de l’exécutif. Le Conseil, « chien de garde du gouvernement », ne pouvait être saisi que par le président de la République, le Premier ministre, le président de l’Assemblée nationale et celui du Senat. En 1974, à l’initiative du président Valérie Giscard d’Estaing, sa saisine est élargie à 60 députés ou 60 sénateurs, ce qui renforce de fait les prérogatives de l’opposition. C’est surtout la révision de 2008 qui révolutionne la mission du Conseil constitutionnel, en créant la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Elle permet à tout justiciable d’invoquer l’inconstitutionnalité d’une loi en vigueur, mais après un filtrage par le Conseil d’Etat ou la Cour de cassation, qui vérifient le caractère sérieux de la question. L’examen des QPC représente 80 % de l’activité du Conseil ; il devient ainsi le garant des libertés que la Constitution accorde ou non aux citoyens. Un exemple : en novembre dernier, nous avons rejeté la demande d’une famille qui souhaitait maintenir en vie à tout prix l’un de ses membres, hospitalisé à la suite d’un accident. Cette personne avait laissé des directives demandant une poursuite des soins en cas d’accident de santé. Le Conseil constitutionnel, malgré cette directive anticipée, a considéré que l’interruption des soins était justifiée, parce que l’alternative relevait de l’acharnement thérapeutique et mobilisait inutilement une unité hospitalière pour un patient en état de mort cérébrale.

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Alain Juppé. © Nicolas Maupied

La Cour suprême des Etats-Unis a-t-elle été un modèle pour la France ? Devrait-elle l’être ?

La Cour suprême, comme le Conseil constitutionnel, compte neuf juges et leur procédure de nomination n’est pas si éloignée : par le président aux Etats-Unis avec l’accord du Sénat, par le président de la République, le président de l’Assemblée nationale et celui du Senat en France. Aucune condition d’âge ni de formation n’est prévue. Mais les deux institutions sont différentes, l’une dans un Etat fédéral, l’autre dans un Etat unitaire : la Cour suprême n’est pas réellement spécialisée dans le contrôle de constitutionnalité, qui ne représente que deux tiers à trois quarts de son activité selon les années. Elle a le pouvoir discrétionnaire de choisir les affaires qu’elle souhaite traiter (une centaine par an sur 10 000) ; elle peut réformer ou annuler les décisions de toutes les juridictions du pays. Il en va différemment en France. Les conditions de sa saisine (par les parlementaires) ou les QPC sont strictement définies ; notre Conseil constitutionnel juge in abstracto de la conformité à la Constitution des dispositions législatives qui lui sont déférées, mais il ne peut modifier celles rendues par les juges ordinaires. La principale différence réside sans doute dans la relation que chacune des deux institutions entretient avec le monde politique. Vu de France, les juges de la Cour suprême sont clairement classés comme conservateurs ou comme libéraux ; ils ne répugnent pas à prendre des positions politiques ; les opinions dissidentes sont publiées. En France, même si les membres du Conseil constitutionnel ont, pour certains d’entre eux, une histoire politique, ils s’engagent à respecter une stricte neutralité et sont attachés au secret de leurs délibérations.

La Cour suprême est composée de magistrats professionnels ; le Conseil constitutionnel est plutôt recruté dans la classe politique. A l’usage, quel est le meilleur recrutement ?

La procédure de nomination des membres du Conseil constitutionnel est l’objet de critiques récurrentes, notamment de la part des professeurs de droit constitutionnel, qui déplorent de ne pas y siéger. Existe-t-il une procédure meilleure ? Une élection par les assemblées parlementaires ? Bonjour la politisation ! Le tirage au sort, qui est devenu très à la mode ? L’important, c’est l’impartialité des juges une fois nommés. Nous nous y engageons par serment. Notre mandat de neuf ans n’étant pas renouvelable, nous n’attendons plus rien des autorités qui nous ont nommés et nous avons envers elles un « devoir d’ingratitude ». Le Conseil constitutionnel n’a pas, en France, l’image d’une instance politisée. Après près de quatre années passées au Conseil, je peux témoigner que nous y faisons du droit et pas de la politique : nos débats ne donnent jamais lieu à controverse politicienne ; nous votons rarement, car la solution se dégage souvent par consensus. La diversité des origines des membres du Conseil constitutionnel est une de ses forces.

La Cour suprême façonne la société américaine plus encore que ne le fait le Congrès. On vient de le voir avec l’avortement, naguère contre la discrimination raciale. Les Français accepteraient-ils pareil gouvernement des juges ?

Je conteste qu’il y ait en France un « gouvernement des juges ». Les juges appliquent la loi et le juge constitutionnel la Constitution. Si la législation est devenue d’une complexité inextricable, c’est la responsabilité du législateur qui fait trop de lois et des lois trop « bavardes ». Le Conseil constitutionnel n’exerce qu’un contrôle restreint sur les lois de société, dans le domaine des mœurs ou de l’éthique en particulier. Aux Etats-Unis, je lis, sous la plume de l’ancien juge assesseur Stephen Breyer, que la Cour suprême est devenue un contre-pouvoir. La décision par laquelle elle juge que l’avortement ne peut être un droit consacré au niveau fédéral est un signe de « l’hypertrophie du pouvoir judiciaire américain », comme l’explique la spécialiste française de la Cour suprême Wanda Mastor. Aux Etats- Unis d’abord, avec un écho en France aussi. Elle a suscité la proposition d’inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution française pour prévenir une contagion venue d’outre-Atlantique.

Les pouvoirs du Conseil constitutionnel n’ont cessé de s’étendre depuis 1958. De nouvelles prérogatives sont-elles évoquées ?

Il ne nous appartient pas de réclamer de nouvelles prérogatives. Nous nous efforçons seulement d’améliorer nos procédures. C’est ainsi que nous venons d’adopter un nouveau règlement intérieur qui renforce la place de la « contradiction ». Par les temps qui courent, la tendance en France est plutôt à encadrer le rôle des juges qu’à l’étendre.


Entretien publié dans le numéro de janvier 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.