Dire que le vin fait partie intégrante de la culture française est un euphémisme. Rois, hommes politiques, écrivains ou humoristes, depuis des siècles, tout un chacun loue ses vertus. Même Louis Pasteur, grand pionnier de la médecine, a décrété qu’un repas sans vin était comme un jour sans soleil, maxime qu’on retrouve naturellement dans nombre de bars et de restaurants à travers le pays. Un observateur malicieux a d’ailleurs fait remarquer que ce pays est si fier de ses grands crus qu’il donne leurs noms à ses villes et villages.
Pourtant, l’inimaginable est advenu : le vin, en France, est tombé en disgrâce. D’après l’INSEE, l’institut français de la statistique, la consommation moyenne annuelle est tombée de 128 litres par personne en 1960 à 36 litres aujourd’hui. (Précisons que cette tendance baissière ne se limite pas au territoire français. Les derniers chiffres de la Commission européenne montrent un repli similaire sur tout le continent, avec une chute très marquée en Allemagne et au Portugal. En parallèle, la production totale de vin a progressé de 4 %.) Entre hausse du coût de la vie et préoccupations en matière de santé et de bien-être, les raisons de ce recul sont multiples et variées. Quoi qu’il en soit, le changement est générationnel. Le président du CNIV, la principale association de professionnels du vin en France, admet que le secteur a perdu la bataille de la transmission, qui aurait dû voir les nouvelles générations hériter de la tradition viticole, et que les conséquences en seront économiques et culturelles.
Sur le plan économique, le fléchissement de la demande et de la consommation a des répercussions manifestes. Plusieurs régions viticoles, notamment le Bordelais, en souffrent, et les organisations sectorielles alertent sur la multiplication des faillites et un chômage en hausse. La situation est telle que le gouvernement français consacre cette année 200 millions d’euros à la destruction des excédents viticoles dans l’espoir de consolider les prix. Vu de l’extérieur, c’est néanmoins l’aspect culturel qui interpelle, car loin d’être un phénomène passager, il s’agit bien ici d’un changement durable des comportements. Certes, ce déclin a commencé il y a plus de vingt ans, avant de s’amplifier à mesure que les jeunes consommateurs ont tourné le dos aux habitudes de leurs parents et grands-parents. En 2011 déjà, des chercheurs français en marketing avaient identifié « une érosion progressive de l’identité du vin » et, fondamentalement, de « sa représentation sacrée, de l’imaginaire ». Ce statut sacré – Baudelaire discourait sur le « grain précieux jeté par l’éternel Semeur » – a largement disparu dès lors que le vin s’est trouvé assimilé, de plus en plus, à un produit de consommation comme un autre, voire à un produit potentiellement nocif. Cela étant, alors que la consommation traditionnelle continue de plonger, les ventes de vins sans alcool (ou NoLo, no- and low-alcohol) explosent. L’ultime paradoxe français ?
Alors, bien sûr, on observe une évolution similaire dans d’autres pays, en particulier aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, mais par son histoire et sa tradition viticoles, c’est la France qui attire l’attention. (Sociologiquement, la France relève d’une culture « humide », où l’alcool est très présent au quotidien et le vin est la boisson privilégiée. Les Etats-Unis, en revanche, apparaissent comme une culture « sèche », où la consommation d’alcool est moins fréquente, sa disponibilité plus restreinte et les mouvements en faveur de l’abstinence plus marqués.) Ce nouveau contexte résulte sans aucun doute d’un changement générationnel. Par rapport à leurs aînés, les milléniaux et la génération Z veillent nettement plus à préserver leur santé et à éviter toute consommation excessive. Peut-être sont-ils aussi plus ouverts. Alors que leurs parents et grands-parents avaient une approche plutôt binaire – on boit ou on ne boit pas –, les jeunes envisagent les choses différemment. Ils ne boudent pas l’alcool, mais le consomment avec modération, passant souvent dans la même soirée d’une boisson alcoolisée à un verre de NoLo.
Dans la sphère anglophone, ce crédo est devenu un mode de pensée, un style de vie et même un lexique. On dit ainsi des jeunes de la Generation Sober qu’ils pratiquent le mindful drinking – on réfléchit avant de picoler – et qu’ils font preuve d’une sober curiosity en remettant en question les motivations personnelles et sociétales à consommer de l’alcool. Toutes les habitudes et la terminologie associée ont été importées en français, au point que certains critiques – surtout dans le secteur viticole, qui met son véto au NoLo – dénoncent un complot venu de l’étranger, fomenté contre le mode de vie ancestral de leur pays, sans parler de sa langue. (Visant haut, La Revue du vin de France a désigné pas moins que le président Emmanuel Macron « personnalité de l’année 2022 » afin de souligner sa consommation régulière de vin.) Pourtant, toutes études confondues, la France compte désormais parmi les marchés affichant la plus forte progression des boissons sans alcool, vins compris, puisqu’ils représentent une part croissante de l’offre totale. Si certaines de ces cuvées sont élaborées ex nihilo par de jeunes entrepreneurs, d’autres sont créées par des producteurs respectés de régions prestigieuses qui cherchent à attirer ce qui leur apparaît comme une nouvelle clientèle.
Plus largement, ces boissons d’un nouveau genre se classent en deux catégories : les vins sans alcool, produits comme les vins classiques puis filtrés ou chauffés pour être désalcoolisés, et les vins de substitution, composés d’ingrédients tels que des jus de fruit pour se rapprocher du goût du vin. « Il est important de rappeler que ces breuvages ne prétendent pas être du ‘vin’ au sens habituel du terme », commente Augustin Laborde, fondateur du Paon Qui Boit, la première cave sans alcool de Paris. « Les vins NoLo ne se substituent pas à l’alcool ; ils étendent le champ des possibles pour les abstinents, tout en créant de nouvelles expériences pour les amateurs de vin. » Quand le vin fait partie intégrante de la culture nationale, les non-buveurs se sentent exclus. Augustin Laborde ajoute d’ailleurs : « Selon la sagesse populaire, vous ne sauriez apprécier pleinement votre repas ou votre soirée sans boire de vin : sans cela, vous êtes exclu. C’est le cas, par exemple, des musulmans pratiquants, des femmes enceintes, des sportifs et des personnes allergiques ou ayant des problèmes de santé. L’inclusivité est au cœur du mouvement sans alcool. Et le plaisir aussi, évidemment. »
Sa boutique est la première en dur sur le territoire français, mais plusieurs sites d’e-commerce existent depuis longtemps. On recense même des vignobles entiers qui produisent exclusivement du vin sans alcool. Partout, l’intention est la même : trouver des solutions créatives et conviviales pour les personnes qui ne peuvent ou ne veulent pas boire d’alcool, mais souhaitent mener une vie sociale épanouie. Ou, selon la formule de l’un des négociants, proposer aux abstinents « une expérience de dégustation sublissime » – pour pouvoir s’égayer sans pinter, en quelque sorte. Quoi qu’il en soit, la notion d’inclusion est à l’avant-scène : les bars font des offres sur les breuvages sans alcool, les restaurants gastronomiques proposent des accords sans alcool à associer avec leurs plats (au hasard, un jus de pommes Granny Smith pour accompagner des maquereaux grillés) et les supermarchés renforcent leurs rayons de boissons sans alcool. Chacun y trouve son bonheur. Les opportunités, tout comme les avantages financiers, sont illimitées. Le pourcentage d’abstinents et de non-buveurs monte en flèche (près de 20 % de la population française, selon les chiffres de IWSR Drinks Market Analysis, un institut d’analyse britannique pour les vins et spiritueux) et nombre de nouveaux consommateurs appartiennent aux classes supérieures.
Face à une consommation de vin traditionnel visiblement et durablement en baisse, face à des milléniaux soucieux de leur santé qui boivent moins ou pas d’alcool, face à de jeunes consommateurs ouverts à de nouvelles idées et à de nouveaux goûts, le NoLo représente-t-il l’avenir ? Oui et non. Malgré son nom, le vin sans alcool se situe à part. Comme l’explique Augustin Laborde : « C’est une nouvelle boisson, une expérience spéciale. Pour vous y mettre, vous devez élargir vos attentes. » Ce à quoi mon marchand de vin rétorque : « Si vous voulez quelque chose de différent, pourquoi boire un vin d’imitation ? C’est comme un végétarien qui mangerait un faux steak. »
Pour le seul besoin de mes recherches, j’ai donc dévissé le bouchon (ceux en liège sont dépassés) d’une bouteille de rouge sans alcool produit dans le Languedoc. Verdict ? Au nez, il était étonnamment vif, avec des notes de fruits noirs confiturés. Au palais, le goût était celui… de fruits noirs confiturés. En profusion. Dans l’ensemble, faisait défaut cette complexité que façonne l’alliance du sol, du cépage, des saisons, du passage du temps et, oui, de l’alcool. Mais, une fois de plus, toute comparaison – comme le fait remarquer Augustin Laborde – est vaine, puisqu’on ne compare pas la même chose. Au final, c’est le plaisir qui compte. En faisant tourner ce nectar en bouche, j’ai repensé à un vers d’Alfred de Musset : « Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. » Sauf que voilà, Musset était alcoolique…
Article publié dans le numéro d’octobre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.