« Un concours est ouvert pour un monument à élever au général Robert E. Lee, à Richmond. Les modèles et les dessins des concurrents doivent être envoyés […] jusqu’au 1er mai 1885. » Le sculpteur Antonin Mercié, « maître incontesté du ciseau », aurait-il lu cette annonce, publiée dans l’hebdomadaire Courrier de l’Art en septembre 1884 et largement diffusée dans la presse française ?
C’est son esquisse qui sera retenue pour rendre hommage au général américain. A condition toutefois qu’il assagisse son projet. La statue qu’il a imaginée – Lee sur un cheval cabré, foulant des cadavres et des soldats blessés – projette une image de force, de fougue et de temporalité. « On pense à la statue équestre de Louis XIV par Le Bernin, exposée à Versailles », explique l’historienne de l’art française Laure de Margerie, qui étudie depuis 2001 les sculptures françaises aux Etats-Unis. « Cette tension entre le personnage et sa monture illustre le désordre dans la tradition baroque. »
La Ladies’ Memorial Association (LMA) cherche au contraire à donner une image simple, calme et éternelle du général sudiste. Fondée par des femmes blanches au lendemain de la guerre de Sécession, la LMA milite pour créer des cimetières et des monuments confédérés dans les Etats du Sud. Lorsque Lee décède en 1870, la LMA propose immédiatement qu’une statue soit érigée à son honneur à Richmond, l’ex-capitale de la Confédération. Le monument doit devenir la « Mecque » du Sud, le sanctuaire de la « Cause perdue ».
Un symbole tourné vers le sud
Antonin Mercié reprend son esquisse. Il dessine Lee dans un simple uniforme, tête nue, droit sur son cheval immobile, tourné vers le sud. Tout un symbole. Mais le sculpteur français n’a pas que des amis. Un mensuel américain de l’époque s’offusque que la création de la statue revienne à « un étranger qui ne connaît pas Lee, n’a aucune affection particulière pour la ‘Cause perdue’ et dont le projet, vraisemblablement, n’avait pas assez de mérite pour s’attirer l’avis favorable du jury ». L’artiste américain d’origine française Augustus Saint-Gaudens, membre du comité de sélection, est-il intervenu en sa faveur ?
« Ce n’est pas si étonnant que le comité ait attribué un monument public de cette importance à un artiste français », explique Laure de Margerie. « La sculpture française classique a excellente réputation aux Etats-Unis. » Né à Toulouse et formé aux Beaux-Arts à Paris, Antonin Mercié fait partie des artistes qui alimentent la « statuomanie » de la IIIe République : ses œuvres rendent hommages aux « grands hommes » (Adolphe Thiers, Jules Michelet, Alfred de Musset), aux figures nationales (Jeanne d’Arc) et aux morts de la guerre franco-prussienne de 1870.
En mai 1888, le sculpteur reçoit dans son studio parisien un reporter du New York Herald. Antonin Mercié, « un petit homme bien bâti, très parisien dans son allure comme dans ses manières », apporte les dernières touches au modèle de sa statue. Pour l’aider dans son travail, le comité américain en charge du projet lui a fait parvenir les bottes et le manteau que portait le général à la bataille d’Appomattox, la dernière avant sa reddition le 9 avril 1865. Le sculpteur dévoile un buste fraîchement achevé : la fille de Lee a visité son studio, explique-t-il, et trouve la ressemblance « frappante ». Hasard du calendrier, Antonin Mercié travaille au même moment à une statue du marquis de La Fayette, héros français de la guerre d’indépendance américaine, qui sera installée en 1891 en face de la Maison Blanche.
Livraison de la statue
Un représentant de l’Etat de Virginie viendra en personne prendre livraison de la statue du général Lee, réalisée par les frères Thiébaut, les plus grands fondeurs d’art de l’époque. Les éléments de bronze sont transportés par bateau jusqu’à New York puis par rail jusqu’à Richmond ; leur arrivée donne lieu à une procession. Les caisses sont chargées sur des chariots et paradées à travers la ville à l’aide de cordes : soldats, vétérans et membres de la LMA se relayent pour tirer le fardeau de sept tonnes. Dans tous les greniers de la ville, on trouverait encore des segments de corde, reliques de l’évènement.
La statue de 6,60 mètres de haut est hissée au sommet d’un piédestal de granit conçu deux ans auparavant par l’architecte français Paul Pujol, et inaugurée le 29 mai 1890. Plus de 100 000 personnes assistent à la cérémonie. En France, le journal libéral Le Constitutionnel dénonce « des manifestations, les plus expressives, d’anti-minorisme » et note l’absence de bannières étoilées, éclipsées par les étendards confédérés. Le quotidien catholique L’Univers décrit ainsi la scène : « Le général Early prononça un beau discours en l’honneur de Lee ; puis le voile qui couvrait la statue tomba, et alors ce fut un enthousiasme indescriptible : des hourras, des cris étourdissants retentirent ; en même temps, les tambours, les musiques et les canons faisaient un vacarme à briser le tympan. On aurait cru que le Sud allait revivre, et qui sait, d’ailleurs, s’il est mort définitivement ? »