Livres

« Je connais Paris mieux que n’importe quelle autre ville au monde »

Né à Indianapolis en 1956 et diplômé de l’université de Stanford, Eddy L. Harris est l’auteur de sept livres dont Mississippi Solo, le récit de sa descente du fleuve mythique en canoë dans les années 1980, Native Stranger, South of Haunted Dreams et Still Life in Harlem. Mais depuis 1996, ses livres ne sont plus publiés qu’en France, son pays d’adoption : Le Mississippi dans la peau, un retour trente ans après sur les lieux de son premier exploit, vient de paraître.
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© Philippe Matsas/Leextra/Leemage

Ses amis lui disent qu’il est plus français que les Français. Installé depuis quinze ans à Pranzac, un village charentais de 900 habitants, Eddy L. Harris aime le confit de canard et le bon vin, fait ses courses au marché et porte ce béret que l’imagerie populaire associe immanquablement à la France. Après des années nomades avec Paris comme point d’ancrage, il a choisi ce lieu par hasard : « J’ai pris une carte de France, j’ai fermé les yeux et paf ! J’ai quitté Paris pour économiser, mais je reste à deux heures de train de la capitale, à proximité du Massif central et de la mer. J’ai loué cette maison sans même la visiter. J’adore le village et ses habitants même si je bouge beaucoup. »

Plus à l’aise « avec le mouvement et le changement qu’avec l’état sédentaire », il découvre pour la première fois la France sac au dos, à l’occasion d’un voyage d’été entre le lycée et l’université, avec en poche une carte de train qui lui permet de se déplacer dans toute l’Europe. Au début des années 1980, il décide de s’installer en France tout en continuant de faire des allers et retours aux Etats-Unis, « pour gagner de l’argent ». « J’avais lu Baldwin et Paris est une fête d’Hemingway. C’était ce Paris-là que je cherchais. Bien sûr, la ville n’était plus la même mais j’ai trouvé mon propre Paris. J’ai beaucoup marché, vécu dans plusieurs quartiers. Aujourd’hui, je connais Paris mieux que n’importe quelle ville au monde. »

Contrairement à James Baldwin et Richard Wright, Eddy L. Harris n’a pas fui les Etats-Unis pour des raisons raciales ou politiques. « Je ne suis pas un réfugié racial. Je n’étais pas opprimé aux Etats-Unis : je n’avais aucune raison de partir, à part le désir de découvrir d’autres horizons. » Elevé à Saint-Louis dans un quartier de la classe moyenne « 100 % noir », il déménage en banlieue et fréquente une école mixte, « ma première exposition aux Blancs », puis intègre un établissement catholique très élitiste : « Nous étions censés être les meilleurs ; nous n’avions pas le temps d’être obsédés par les questions raciales. »

C’est là qu’il rencontre « monsieur Cook », un professeur de français à l’ancienne, avec canne et chapeau, qui lui transmet, en postillonnant abondamment, sa « passion pour Paris et la langue française ». « Il a incarné ma première rencontre avec une langue étrangère et avec une culture européenne sans fard, à l’état pur, épargnée par le relativisme du rouleau compresseur américain », écrit-il dans Paris en noir et black, récit de sa vie en France. A douze ans, il lit Les Misérables en français, puis Le Nœud de vipères de François Mauriac.

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Eddy L. Harris en Louisiane lors de sa seconde aventure sur le Mississippi, en 2014.

Sur la route de son africanité

Parfaitement francophone, même s’il s’en défend, Eddy L. Harris vit aujourd’hui entre le français, sa langue du quotidien, et l’anglais, sa langue d’écriture. Commencée en 1988 avec Mississippi Solo, traduit en français l’an dernier, sa carrière littéraire est aujourd’hui plus installée en France qu’aux Etats-Unis. Après le succès de son premier livre, qui lui vaut toujours des invitations dans les universités américaines, il publie Native Stranger, dans lequel il raconte son voyage en Afrique à la recherche de ses « racines raciales », qu’il ne trouve pas : « Mon africanité réside dans la couleur de ma peau, la texture de mes cheveux, pas plus que ça. On peut me qualifier de grand, chauve, noir, mais je ne suis pas africain. » Faisant le constat que « les Américains noirs n’ont pas d’autre pays que les Etats-Unis », il se lance dans un périple à moto à travers le sud du pays, relaté dans South of Haunted Dreams.

Trouvant en Virginie la trace d’un arrière-arrière-arrière-grand-père esclave émancipé en 1832, Joseph Harris alias Free Joe Harris, il décide de bannir le terme « Afro-Américain », qu’il remplace par le néologisme « Noiraméricain ». « J’ai eu la preuve que nous étions là avant la création du pays », dit-il. Dans Harlem, écrit après deux ans passés dans le quartier noir de New York où il se sent étranger, il constate une nouvelle fois que sa couleur de peau ne peut le définir entièrement. « Après ce livre, je n’ai plus été publié ni lu aux Etats-Unis. Comme je ne suis pas l’homme noir en colère, je suis facilement mis de côté », avance-t-il. Ses livres suivants, Jupiter et moi, sur son père, Paris en noir et black, et le dernier, Le Mississippi dans la peau, la suite de Mississippi Solo, ne sont parus qu’en France.

Quand on lui demande où il se sent chez lui, Eddy L. Harris répond que c’est en France, même s’il ne souhaite pas obtenir la nationalité française : « Je suis ici, je vais mourir ici même si je continue à me déplacer partout. » Comme il le raconte dans Paris en noir et black, il est devenu à Paris « merveilleusement invisible » : « Aux Etats-Unis, un Noir reste un Noir, avant d’être n’importe quoi d’autre, riche, avocat ou médecin. En France, les gens me voient comme un Américain. Quand je suis arrêté par la police parce que j’ai conduit un peu vite, je vois le changement dans leurs yeux dès que je sors mon passeport américain. Je sais que le racisme existe en France, qu’il faut rectifier le problème racial pour inclure les gens de couleur dans la société, mais il ne pèse pas sur mes épaules. Ici, je me sens vraiment moi-même. »


Le Mississippi dans la peau
de Eddy L. Harris, traduit de l’anglais par Pascale-Marie Deschamps, Editions Liana Levi, 2021.


Article publié dans le numéro d’octobre 2021 de France-AmériqueS’abonner au magazine.