Cinéma

Louis Malle : regards sur l’Amérique

Sur Hulu sort un documentaire sur l’actrice Brooke Shields, révélée en 1978 dans Pretty Baby, le premier film américain de Louis Malle. Jusqu’à son décès à Beverly Hills en 1995, le réalisateur français vivra par intermittence aux Etats-Unis. Il y réalise huit films, dont quelques chefs-d’œuvre méconnus comme Atlantic City, My Dinner with André et God’s Country, et croque avec finesse la société américaine des années 1980.
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Louis Malle, en 1967. © Jean-Pierre Bonnotte/Gamma-Rapho/Getty Images

Louis Malle fait son entrée aux Etats-Unis par la grande porte. Nous sommes en 1956, le réalisateur a 24 ans et vient de cosigner avec l’explorateur Jacques-Yves Cousteau son premier documentaire, Le Monde du silence. Deux ans plus tôt, il était assis sur les bancs de l’IDHEC, la prestigieuse école de cinéma parisienne. A bord de la Calypso, l’aventure fut exaltante. Elle se termine sous une pluie de récompenses : Palme d’or à Cannes en 1956 et Oscar du meilleur documentaire à Los Angeles l’année suivante.

Après ce succès, Malle garde un œil sur l’Amérique. En 1957, il réalise Ascenseur pour l’échafaud, sa première fiction, dans laquelle Jeanne Moreau erre dans les rues de Paris bercée par la trompette de Miles Davis. En 1963, dans Le Feu follet, il suit l’errance d’un suicidaire fraîchement rentré de New York. En 1971, il ouvre Le Souffle au cœur par une séquence où des adolescents volent des disques de Charlie Parker. Louis Malle rencontre le succès mais il trépigne : « Je sentais que j’étais en train de devenir un cinéaste provincial », explique-t-il dans le livre Malle on Malle, édité par Philip French. « J’avais envie de changer d’environnement, de repartir de zéro. »

En 1977, Malle pose ses valises à New York. « New York est ma ville préférée. J’ai passé beaucoup de temps en Californie, à Los Angeles. Je connais aussi le Sud-Ouest et le Sud. J’ai vite découvert que l’Amérique était un pays difficile à cerner. Derrière sa façade uniforme, il y a une variété incroyable de mini-cultures. » Cette richesse culturelle le fascine et son parcours aux Etats-Unis sera le résultat d’une double motivation. Il s’agit non seulement de se renouveler, mais aussi de contenter sa curiosité pour la société américaine. Aux Etats-Unis, il ancre ses films dans différentes régions et tente, à la manière d’un ethnologue, de percer le mystère de leurs « mini-cultures ».

La Nouvelle-Orléans : filmer la transition

Louis Malle était un féru de jazz. Installé aux Etats-Unis, il pense d’abord réaliser un biopic sur le pianiste Jelly Roll Morton. Il rassemble une riche documentation sur La Nouvelle-Orléans et sur son quartier de Storyville, un lieu de prostitution fermé en 1917 par la municipalité. Dans ses recherches, il tombe sur les propos d’une ancienne prostituée qui raconte, avec détachement, son enfance dans une maison close. Malle décide finalement d’en faire le sujet de son prochain film.

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Avec Pretty Baby, Louis Malle offre à Brooke Shields son premier vrai rôle. Elle n’a alors que onze ans. © Bettman/Getty Images

Pretty Baby (La Petite) est tourné à La Nouvelle-Orléans en 1977. Le réalisateur filme sur place, pour capter l’esprit du lieu et cette attitude sudiste qu’il perçoit dans le comportement des figurants. La jeune Brooke Shields impressionne dans son premier vrai rôle mais Malle juge l’équipe technique médiocre. Sur le tournage, « c’était la guerre », explique-t-il. Malle tâtonne, l’équipe s’impatiente. Un jour, un ami vient lui rendre visite sur le plateau et discute avec un technicien. « J’en ai marre de travailler avec un artiste ! », s’exclame ce dernier.

Malgré tout, Malle parvient à mettre en lumière ce qui l’intéresse en Louisiane : le rythme lent de la vie, les relations entre les hommes et les femmes, les rituels, une réflexion sur les périodes historiques pivot, le monde du « juste avant ». Pretty Baby raconte les derniers mois du quartier de Storyville et la mort d’un certain style de vie qu’il incarne.

Côte est : le pouvoir de l’argent

A sa sortie, Pretty Baby est salué pour sa facture esthétique mais parfois décrié pour ce que l’on juge comme son manque de moralité. Malle et Shields actrice font le voyage à Cannes et la jeune fille de 13 ans répond avec aplomb aux questions de journalistes. A la télévision, le réalisateur s’agace : « Le film est très chaste ! » Il est heureux de rentrer à New York et décide de faire de la côte est la nouvelle terre de ses explorations.

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Louis Malle et les actrices de Pretty Baby, Brooke Shields et Susan Sarandon, au Festival de Cannes en 1978. © SIPA
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Susan Sarandon et Burt Lancaster dans Atlantic City de Louis Malle, en 1980. © Northernstars Collection
Le 27 septembre 1980, Louis Malle épouse l’actrice américaine Candice Bergen dans le Lot. © Bruno Bachelet/ Paris Match/Getty Images

Là, le cinéaste réalisera d’abord deux films. Pour le premier, Atlantic City, il profite d’un montage financier original. Afin de bénéficier d’un programme d’exemption fiscale, des dentistes canadiens ont décidé de se lancer dans la production cinématographique. Ils souhaitent que Malle prenne en charge le projet. Le réalisateur accepte et impose le dramaturge John Guare comme scénariste. Les deux hommes décident de faire d’Atlantic City un film à cheval entre le documentaire et la fiction, qui montre la transition historique de cette ville du New Jersey au moment où ils tournent. En effet, ville autrefois misérable, celle-ci est en train de devenir l’empire des casinos. Polar sur fond de trafic de drogue, l’œuvre est une dénonciation du règne de l’argent. Susan Sarandon y joue une femme moderne, apprentie croupière, qui rêve de gloire ; Burt Lancaster un homme du passé, consterné par l’appât du gain qui régit sa ville.

Atlantic City récolte le Lion d’or à Venise et cinq nominations aux Oscars. Malle se sent pousser des ailes et enchaîne avec My Dinner with André dans lequel il poursuit ses réflexions sur les changements de l’époque. Le dispositif est épuré : deux artistes jouant leur propre rôle, l’auteur dramatique Wallace Shawn et le metteur en scène André Gregory discutent dans un restaurant new-yorkais. Malle saisit leur conversation et insiste sur leur vision de New York, un lieu dortoir où les hommes ne pensent plus, guidés par leur envie de confort. Un constat pessimiste que Malle semble partager. En 1993, il retrouvera ses deux acolytes pour son dernier film, Vanya on 42nd Street (Vanya, 42e Rue).

Louis Malle (à gauche) avec le dramaturge Wallace Shawn et le metteur en scène André Gregory, attablés pendant le tournage de My Dinner with André, en 1981. © New Yorker Films/Everett Collection

John Guare, Wallace Shawn et André Gregory constitueront le cœur des relations de Malle aux Etats-Unis, sa tribu, avec laquelle il fréquente les cinémas, les théâtres – il est un adepte du Public Theater, dans l’East Village de Manhattan – et les bars de Midtown où ils sirotent des caïpirinhas. Dans son entourage, on trouve aussi le réalisateur Mike Nichols, le chorégraphe de West Side Story Jerome Robbins et l’actrice Candice Bergen. Bergen et Malle vivent une idylle et se marient en France en 1980.

L’autre Amérique : ruralité et immigration

Malgré cette forte implantation new-yorkaise, Louis Malle s’intéresse aussi à l’Amérique profonde du Sud et du Midwest. Il réalise un documentaire, God’s Country, sur une municipalité rurale du Minnesota : Glencoe. Malle filme ses habitants, observe et mène des entretiens pour comprendre leurs points de vue contrastés. Au Texas, dans une ville portuaire de la baie de Galveston, il réalise un film de fiction, Alamo Bay, avec Ed Harris, qui documente les relations entre pêcheurs américains et immigrés vietnamiens. Mêlant récit inventé à documentaire, il explore les tensions raciales, les préjugés et la violence.

Lorsque le film paraît, la critique américaine semble mal supporter l’intrusion du Français dans les conflits texans. Toutefois, Alamo Bay aura été l’occasion pour Malle de filmer l’expérience des migrants. Dans son ultime documentaire américain, c’est alors ce même thème qu’il choisira de creuser. And the Pursuit of Happiness (A la poursuite du bonheur) observe les trajectoires d’individus venus des quatre coins du monde pour s’installer en Amérique. Le film est une exaltation d’une expérience dans laquelle Malle se reconnaît. Etre immigré, être à l’intérieur et à l’extérieur en même temps, une posture qu’il tentera de tenir pour le reste de son existence, en jonglant entre la France et l’Amérique.


Louis Malle : Regards sur l’Amérique
de Pauline Guedj, Les éditions Ovadia, 2020.


Article publié dans le numéro de mars 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.