Face aux menaces grandissantes du changement climatique et de la pollution pour notre environnement, nous savons tous combien il est urgent d’agir. Une mesure concrète consisterait à créer des villes vivables, durables et saines. Des lieux faits de quartiers connectés formant un ensemble décentralisé. Les privilégiés parmi nous qui vivent dans une telle ville en mesurent parfaitement les avantages. A Paris, à 15 minutes à pied de chez moi, je peux acheter du pain frais, flâner dans une librairie, poster un paquet, donner une chemise au pressing, me promener dans un parc, faire du tai chi, prendre le bus ou le métro, louer un vélo, consulter mon médecin, acheter de la citronnelle et déguster de bons vins. Et bien que les très chics grands magasins et autres boutiques de luxe se trouvent au delà de mon périmètre d’un quart d’heure, je peux néanmoins acheter un « authentique » sac Hermès pour vingt euros au coin de ma rue. A quelques exceptions près, cela vaut (sauf pour le faux Birkin) pour chacun des vingt arrondissements de Paris. Et, dans une certaine mesure, aussi pour Bordeaux, Rennes ou encore Strasbourg. Ces villes conviviales, bien organisées, à taille humaine seraient-elles donc un modèle à suivre pour un avenir respectueux de l’environnement ?
D’aucuns soutiennent que mettre l’accent sur la ville défavorise la campagne, laissée à l’abandon. Or, l’exode rural est un fait indéniable. Le mouvement s’est accéléré ces 60 dernières années, culminant à l’échelle globale en 2007 quand le nombre de citadins a dépassé celui des habitants en zone rurale. Aujourd’hui, plus de la moitié de la population mondiale, soit 4,4 milliards de personnes, vit en ville. Malgré une légère inversion, atypique, due à la pandémie de Covid-19, il est peu probable que cette tendance s’inverse. Au contraire. Selon la Banque mondiale, la population urbaine aura plus que doublé d’ici 2050 : autrement dit, sept personnes sur dix seront citadines. Tant en France qu’aux Etats-Unis, où plus de 80 % des habitants vivent désormais dans des centres urbains, il est capital de bien gérer cette expansion, suivant une approche viable, car les avantages de l’urbanisation doivent être partagés équitablement. L’un des modèles les plus débattus actuellement est « la ville du quart d’heure », terme apparu en 2015 à la Conférence de Paris sur le climat, la COP21.
A vrai dire, le concept n’est ni nouveau ni spécifiquement français. Depuis des décennies, dans de nombreux pays, urbanistes, sociologues et spécialistes du comportement explorent différentes manières de rendre les villes plus vivables, sans pollution. L’un des premiers innovateurs en la matière est l’urbaniste américain Clarence Perry. Au début du XXe siècle, il a développé l’idée de neighborhood units, ou « unités de quartier », dans lesquelles tout ce qui est nécessaire à la vie quotidienne en ville se trouve dans un rayon limité spécifique. Cette approche a trouvé écho chez des militants tels que Jane Jacobs, urbaniste new-yorkaise convaincue que les villes peuvent apporter quelque chose à tout le monde « uniquement parce que, et seulement quand, elles sont créées par tout le monde ». De ces idées est né le nouvel urbanisme, mouvement visant à promouvoir des villes formées de quartiers écologiques, où règne la diversité et où l’on peut se déplacer à pied. Dans les années 1960, la France a adopté un schéma directeur qui limite l’expansion urbaine en construisant neuf villes nouvelles bien pensées, en périphérie de grandes métropoles, notamment Paris. L’objectif de ces initiatives était de « réhumaniser » la vie urbaine en veillant à ce que tous les services de première nécessité soient faciles d’accès, « facile » se référant à une durée spécifique : par exemple 20 minutes à Portland, dans l’Oregon, ou cinq minutes à Copenhague, au Danemark. (Certains urbanistes préfèrent le terme générique de « villes de x minutes ».) Tous ces plans et concepts coexistaient de façon disparate depuis plusieurs années ; la pandémie de Covid-19 a agi tel un catalyseur, incitant à les fusionner quand, par nécessité, nos déplacements se sont trouvés réduits à une proximité immédiate. Comme l’explique Lisa Chamberlain du Forum économique mondial (FEM), « répondre à tous nos besoins dans un rayon accessible à pied, à vélo ou en métro est tout d’un coup devenu une question de vie ou de mort ». La pandémie, insiste-t-elle, a créé une urgence en matière d’urbanisme équitable, transformant la ville du quart d’heure « d’une option sympathique en un cri de ralliement ».
Dès lors, les travaux de Carlos Moreno, urbaniste franco-colombien et professeur à l’IAE Paris-Sorbonne Business School, ont acquis une large reconnaissance. Inspiré par Jane Jacobs, Carlos Moreno s’est intéressé au concept du quart d’heure bien avant la pandémie. Suivant sa vision, les villes devraient être conçues ou reconfigurées de façon à ce que leurs habitants puissent satisfaire six besoins quotidiens – logement, travail, alimentation, santé, éducation, culture et loisirs – à 15 minutes à pied ou à vélo. En 2020, les idées de Carlos Moreno ont profondément interpelé la maire de Paris Anne Hidalgo, alors candidate à sa réélection, qui faisait campagne sur un programme visant à créer une « ville de quartiers ». Dans une capitale connue depuis longtemps comme « la ville aux cent villages », Anne Hidalgo avait dit vouloir faire de ce concept aussi vague que poétique une réalité en s’intéressant non pas uniquement à la façon dont les habitants vont d’un point A à un point B dans leur ville, mais en veillant à ce qu’ils vivent près des endroits où ils doivent se rendre. Cela favoriserait, selon elle, la « transformation écologique ». Anne Hidalgo a été réélue avec une majorité confortable et s’est même retrouvée dans la liste des 100 personnalités les plus influentes du magazine Time.
Bien sûr, le concept de ville du quart d’heure n’est pas spécifiquement parisien. Il a été adopté par des organisations internationales comme l’ONU-Habitat, le FEM et C40 Cities, qui rassemble les maires des 96 plus grosses métropoles du monde. Il est même utilisé dans de grandes agglomérations comme Cleveland et Barcelone, mais aussi dans de petites villes comme La Montagne, près de Nantes, ou O’Fallon, dans l’Illinois, qui tiennent compte des principes de proximité (distances plus courtes), de diversité (variété d’utilisation des sols), de densité (clientèle suffisante pour les entreprises locales) et d’ubiquité (une ville accessible et abordable pour tous).
Il semble donc qu’encore une fois, il ne faut pas nécessairement être grand pour être beau. Mais tout le monde n’est pas convaincu que la ville du quart d’heure soit la panacée contre le malaise urbain. L’une des grandes difficultés tient à l’aménagement et à la conception même des villes existantes, en particulier aux Etats-Unis, où le trajet moyen pour aller faire ses courses ou se divertir dépasse largement les 15 minutes. Un deuxième reproche, plus grave, est qu’on risque de creuser la fracture sociale et d’amplifier la ségrégation en fonction des revenus. Une ville est par nature un lieu où les gens se rencontrent, interagissent et échangent des idées par-delà les frontières sociales comme géographiques. Or, beaucoup de quartiers urbains, notamment les plus pauvres, ne disposent pas d’une gamme complète d’équipements et de services. Les habitants des quartiers les plus riches ne connaissant, eux, que le nid douillet de leur zone de confort. On aboutira ainsi immanquablement, selon les critiques, non à un nivellement par le haut, mais à une plus grande gentrification.
La ville du quart d’heure de Carlos Moreno ne résoudra pas ces problèmes du jour au lendemain. Dans beaucoup de villes et de quartiers, une restructuration en profondeur sera nécessaire, assortie d’énormes investissements. Carlos Moreno lui-même en a bien conscience : « La ville du quart d’heure n’est pas une baguette magique », explique-t-il. « Il faut l’adapter aux conditions locales de chaque ville. » D’autres détracteurs du concept – en particulier des citadins – semblent l’accepter en théorie, tant qu’en pratique il ne les concerne pas. « Une maison de quartier en bas de chez moi ? Non merci. » Les Parisiens se plaignent volontiers des problèmes de circulation et des perturbations causés par les chantiers de voirie, qu’ils jugent interminables, entrepris pour canaliser et réorganiser le trafic. Les automobilistes donnent de la voix pour dénoncer la « guerre » faite à la voiture. Et les vastes travaux indispensables pour repenser la ville suscitent une indignation qui n’est pas près de se calmer.
Certaines critiques sont moins rationnelles, versant parfois dans le conspirationnisme le plus fumeux. Un petit tour aux confins du Web est instructif. La ville du quart d’heure serait une nouvelle forme de contrôle social, d’autant plus pernicieuse qu’elle se dissimule sous des mots séduisants. Plutôt qu’en quartiers, les villes seront divisées en zones clôturées et il faudra un permis pour se déplacer en-dehors de sa zone d’assignation. Les pouvoirs publics surveilleront notre empreinte carbone et nous n’aurons plus le droit de manger de viande si nous parcourons trop de kilomètres en voiture. Et bien sûr, puisqu’elle est soutenue par le FEM, la ville du quart d’heure s’inscrit forcément dans un complot international, fomenté, au choix, par les socialistes/communistes/capitalistes pour saper les libertés individuelles et instaurer une société à la Hunger Games. Pire, le concept est né de l’esprit dérangé d’un gauchiste fanatique – Carlos Moreno ayant dans sa jeunesse fait partie d’un groupe de guérilleros en lutte contre le gouvernement de droite au pouvoir en Colombie – établi, je vous le donne en mille, en France, chez ces singes capitulards mangeurs de fromage.
Le plus triste dans ces élucubrations, c’est qu’elles éclipsent les questions qui méritent vraiment d’être posées. Les ressources seront-elles réparties équitablement ? Qui fournira les services, comment y aura-t-on accès ? (Un reproche fréquent concerne la dématérialisation des services publics municipaux, qui pénalise les personnes n’ayant pas accès à un ordinateur.) La ségrégation ethnique va-t-elle s’en trouver renforcée ? Une complète gentrification est-elle inévitable ?
Le mot de la fin doit revenir à Carlos Moreno : « Je ne rêve pas que les villes se transforment en hameaux », explique-t-il dans un TED Talk. « Ce sont des lieux de dynamisme économique et d’innovation. Mais il faut rendre la vie en ville plus agréable, plus agile, plus saine et plus souple. » Si quinze minutes à pied ou à vélo n’y suffiront sans doute pas, le concept de ville du quart d’heure gagne du terrain. Qui sait, il arrive peut-être même près de chez vous.
Article publié dans le numéro d’avril 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.