Éditorial

Ces Français d’Amérique

Des explorateurs du XVIIe siècle aux startupeurs d’aujourd’hui en passant par les chercheurs d’or et les blanchisseurs du XIXe siècle, les Français en Amérique changent. Et avec eux, la définition même de « franco-américain ».
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© Antoine Moreau-Dusault

En janvier dernier, au consulat de France à New York, l’ambassadeur Philippe Etienne faisait ses adieux à la communauté française après presque quatre ans aux Etats-Unis. L’auditoire réuni ce soir-là – quelques-uns des 37 027 Français inscrits au consulat de New York – ne coïncidait plus à la communauté que j’ai connue il y a une vingtaine d’années. Les Français en Amérique changent. Le profil type de ces nouveaux venus? Un homme ou une femme de moins de 40 ans, hautement éduquée, presque toujours avec un projet en poche, comme une start-up ou une nouvelle application. L’Amérique, naguère, attirait les Français démunis, aujourd’hui les entrepreneurs ambitieux. Ces nouveaux Français en Amérique deviendront-ils des Français d’Amérique ? La plupart se définissent comme expatriés, avec l’intention de faire fortune aux Etats-Unis avant de s’en retourner en France. Pour mémoire, Emmanuel Macron avait pour programme de transformer la France en une « start-up nation », mais pour les startupeurs, les Etats-Unis restent la meilleure rampe de lancement. Pourquoi pas la France ? Trop d’impôts, trop de bureaucratie. C’est à New York et à Palo Alto que les inventeurs du monde se croisent et mettent au point les applications de demain.

Cette réunion de New York contredit aussi une idée reçue sur les Français : ils seraient les seuls Européens à ne pas migrer aux Etats-Unis. En vérité, ils n’ont cessé de s’y installer, par vagues successives, chacune avec une histoire singulière. Quand les Anglais s’emparèrent du Québec, nombre de colons français furent déportés, notamment vers la Louisiane. A partir de 1848, avec la ruée vers l’or en Californie, une nouvelle vague de Français parvint aux Etats-Unis. Béarnais pour la plupart, ils fuyaient la pauvreté : beaucoup deviendront blanchisseurs. Ils ont fait souche à Los Angeles et à San Francisco, créant le French Hospital et l’église Notre-Dame-des-Victoires. Les Basques suivront, eux aussi réfugiés économiques, souvent arrivés comme matelots ou baleiniers. Viendront ensuite les Bretons : environ 115 000 ont cherché fortune en Amérique entre 1880 et 1970. Mais contrairement aux Irlandais ou aux Italiens, ils s’installèrent dans les campagnes plutôt que dans les villes. Après 1960, l’immigration française a ralenti parce que les quotas la rendaient difficile : ils favorisaient l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud.

La fermeture des frontières a changé la nature de la présence française. Les Bretons, par exemple, qui avaient l’habitude de retourner périodiquement au pays, s’implantèrent aux Etats-Unis pour de bon : ils en perdirent l’usage de leur langue. L’immigré devient ainsi américain. Les startupeurs d’aujourd’hui suivront-ils le même chemin, de l’expatriation vers la citoyenneté américaine ? A ce jour, 145 222 Français déclarent vivre aux Etats-Unis ; beaucoup deviendront des Américains, entretiendront le souvenir nostalgique de leurs origines et tenteront de transmettre la langue française à leurs enfants. Derrière eux, enfle une nouvelle vague, francophone celle-ci. Le français est aujourd’hui parlé par plusieurs millions d’Américains, immigrés récents et nouveaux citoyens, avec les accents singuliers d’Haïti ou de l’Afrique de l’Ouest. La France aux Etats-Unis, c’est aussi, et toujours plus, cette francophonie. D’ailleurs, dans les universités américaines, les départements de français accordent désormais autant de place aux auteurs francophones qu’aux auteurs français.

La France est donc plus présente aux Etats-Unis qu’on ne l’imagine. Il est vrai aussi que de tous les pays européens, la France a fourni le plus modeste contingent d’immigrés : rien de comparable avec l’Angleterre, l’Irlande, l’Italie, la Pologne, l’Ukraine, l’Allemagne ou la Suède. Les Français seraient-ils moins aventuriers ? L’explication est plus économique que culturelle : depuis le XVIIe siècle, la France est une nation agricole relativement prospère. Elle n’a jamais connu l’équivalent des famines irlandaises, de la misère sicilienne ou des pogroms antisémites de la Russie tsariste. Le Béarn ou le Morbihan furent des poches de pauvreté, mais minuscules. Cette immigration française, moins misérable, limitée en nombre, ne s’est pas regroupée dans les métropoles, comme New York ou Chicago, et elle n’a pas constitué de puissantes communautés d’influence comparables aux autres diasporas européennes – et aujourd’hui, latinos, chinoises ou indiennes.

Si l’on en revient à nos entrepreneurs de New York et à l’interrogation sur leur avenir (expatriés français ? Américains ?), peut-être notre approche est-elle périmée. A l’heure des vols bon marché, envisageons qu’il sera de plus en plus fréquent d’être français et américain, sans conflit entre les deux identités. Les Français bénéficient en effet d’un rare privilège accordé par George Washington : il est permis d’avoir la double nationalité. C’est mon cas, et je vote dans les deux pays sans un instant souffrir de trouble de la personnalité !


Editorial publié dans le numéro de mars 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.