Entretien

Quand les Etats-Unis soutenaient le régime de Vichy

Pourquoi Roosevelt a-t-il maintenu des relations diplomatiques avec le régime de Vichy jusqu’au débarquement de Normandie, tout en refusant de soutenir de Gaulle ? Des questions troublantes auxquelles répond le dernier livre de l’historien Michael S. Neiberg, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale en Europe et titulaire de la chaire d’études sur la guerre au United States Army War College.
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La francisque, une hache de guerre utilisée au temps des Francs, fut l’insigne personnel du maréchal Pétain et par extension, l’emblème du régime de Vichy. © Hervé Pinel

France-Amérique : La défaite de la France en juin 1940 a sidéré les dirigeants américains plus que les Français eux-mêmes. Les Etats-Unis ont-ils surestimé l’armée française et sous-estimé la menace nazie ?

Michael S. Neiberg : Je pense que tout le monde a commis cette erreur. Même de nombreux Allemands de haut rang ont été surpris par leur succès. Pour les Américains, la supposée puissance française leur a permis de croire à ce en quoi ils voulaient le plus croire, à savoir qu’ils n’avaient pas besoin de se réarmer et qu’ils pouvaient maintenir une politique isolationniste face à la crise en Europe.

Vous écrivez que les Etats-Unis se sentaient en sécurité et satisfaits de la réduction des dépenses militaires pendant les deux guerres mondiales parce qu’ils pensaient que la France et son empire garantissaient la stabilité de l’ordre mondial. Est-ce la situation inverse de l’OTAN aujourd’hui, avec la France limitant ses dépenses militaires en s’appuyant excessivement sur l’Amérique ?

La France a un budget militaire élevé et une armée très moderne et efficace. Elle a des obligations au-delà de l’OTAN, notamment des opérations importantes en Afrique. Il peut y avoir un débat sur la façon dont la France alloue ses ressources militaires, mais la France est une pierre angulaire de la défense occidentale et des stratégies antiterroristes, à la fois au sein de l’OTAN et pour son propre compte. Avec le départ du Royaume-Uni, la France est indéniablement l’acteur militaire le plus important de l’Union européenne.

Tout au long de votre livre, vous décrivez Roosevelt comme un partisan de Vichy et vous écrivez qu’il a sous-estimé les trois dirigeants français, Philippe Pétain, Pierre Laval et François Darlan, n’ayant pas su voir qu’ils étaient de véritables alliés des nazis et pas aussi neutres qu’ils le prétendaient. Est-ce vrai ?

Ils n’étaient pas neutres. Tous trois considéraient qu’une relation étroite avec l’Allemagne faisait avancer les objectifs de la France. Je pense que dans leur esprit, Pétain, Laval et Darlan pensaient qu’ils faisaient de leur mieux pour la France, étant donné l’effondrement de la Troisième République. Laval est allé le plus loin. Il pensait pouvoir écarter les Allemands lors de la future conférence de paix et ainsi minimiser les dégâts. Darlan faisait valoir que tant que la France conservait sa flotte et son empire, elle restait une puissance de premier plan. S’ils pouvaient garder de bonnes relations avec les Etats-Unis tout en restant pro-allemands, tant mieux. Dans le cas contraire, ils favoriseraient l’Allemagne à chaque fois. Tous les trois étaient farouchement antibritanniques et cherchaient à compenser les futures pertes françaises face aux Allemands et aux Italiens en rognant des morceaux de l’empire britannique. Bien entendu, les Britanniques ne cédèrent jamais et il n’y eut donc jamais de conférence de paix d’après-guerre dirigée par l’Axe.

Roosevelt méprisa de Gaulle, que les Britanniques soutenaient, presque jusqu’au jour J, quand les Etats-Unis ont finalement reconnu qu’il était le nouveau dirigeant français légitime. Pourquoi les Américains et les Britanniques n’étaient-ils pas d’accord sur de Gaulle ?

Une grande partie de la réponse se trouve en Afrique. Charles de Gaulle et les Britanniques étaient sur la même longueur d’onde pour gagner la loyauté des colonies africaines de la France et qu’elles se détournent de Vichy. Pour de Gaulle, obtenir le soutien de l’Afrique valide sa prétention à être le leader de la France. C’est ce que fit Félix Eboué en août 1940, en déclarant que le Tchad était le premier pays de l’empire à être fidèle à de Gaulle. En travaillant avec lui et de Gaulle, les Britanniques gagneraient un allié pour débarrasser l’Afrique des colonies de l’Axe, comme l’Ethiopie. Les dirigeants américains n’avaient pas vu une telle convergence d’intérêts avant juin 1944.

Pensez-vous que cette hostilité de Roosevelt à l’égard de de Gaulle explique l’hostilité de ce dernier envers les Etats-Unis lorsqu’il revient au pouvoir en 1958 ?

Non, je pense que de Gaulle était un trop fin politicien pour être aveuglé par son ressentiment. Il reconnaissait que les intérêts des Etats étaient le facteur déterminant des relations internationales. Il a peut-être été amer envers les Etats-Unis sous Roosevelt parce que le pays avait travaillé avec Vichy, Henri Giraud et Darlan, mais en 1958, il était convaincu qu’il devait protéger les intérêts fondamentaux de la France, comme l’Algérie, et mener une politique étrangère indépendante face à des Etats-Unis qui cherchaient à entraver ces mêmes intérêts.

Parlez-nous de René de Chambrun et de son rôle pendant le régime de Vichy en tant qu’envoyé de Pétain aux Etats-Unis. Était-il si influent ?

René de Chambrun, un descendant du marquis de Lafayette, était aussi apparenté aux Roosevelt par sa mère. Il est arrivé aux Etats-Unis au début de la crise de 1940 et a rencontré Franklin Roosevelt et tous ceux qui voulaient bien l’écouter. Il présente alors la vision d’une France qui, malgré la défaite, souhaitait entretenir de bonnes relations avec les etats-Unis et se battait pour rester neutre et anticommuniste. Compte tenu du choc de 1940, cette vision était certainement séduisante. Il est resté un acteur clé des relations franco-américaines pendant des décennies.

Vous rappelez que les bombardements américains ont été plus destructeurs pour la France que ceux des Allemands et que les G.I. ne se sont pas toujours bien comportés envers les Français qu’ils ont libérés. Pensez-vous que cela contribue à expliquer l’antiaméricanisme hexagonal après la guerre ?

Peut-être en partie, mais je ne pense pas que ce soit le principal facteur. Il y a quelques années, j’ai été invité à un dîner donné par un général français. Je me suis assis à côté de sa femme, qui était enfant en Normandie en 1944. Elle m’a raconté que sa famille avait dû se cacher dans les caves pour se protéger des bombardiers alliés. Elle m’a dit que son père était très en colère à ce sujet, mais qu’avec le temps, il avait fini par comprendre et pardonner. Je pense que c’est une réaction assez typique. L’antiaméricanisme de l’après-guerre trouve davantage ses racines dans les différences marquées entre les visions américaine et française du monde, ainsi que dans les différences d’objectifs de politique étrangère des années 1950 et 1960.

Globalement, votre livre révèle que les dirigeants américains n’étaient pas très bien informés sur la France et les Français. Est-ce une caractéristique habituelle de la géopolitique américaine, qui consiste à ignorer les autres nations jusqu’à ce qu’il soit trop tard, comme ce fut le cas au Vietnam et en Afghanistan ?

Ce n’est pas seulement un problème américain. J’ai rencontré beaucoup d’Américains qui ne comprennent pas du tout la France. De même, j’ai rencontré beaucoup de Français qui n’entendent rien aux Etats-Unis. Le problème ne fait qu’empirer lorsqu’on a affaire à une société aussi différente de l’Occident que la Chine ou l’Afghanistan. Je dis à mes amis des deux côtés de l’Atlantique qu’ils devraient commencer par comprendre, puis ne critiquer qu’après mûre réflexion et discussion. Ce n’est pas facile, mais c’est bien plus constructif qu’un présupposé instinctivement négatif vis-à-vis de l’autre camp.

 

When France Fell: The Vichy Crisis and the Fate of the Anglo-American Alliance de Michael S. Neiberg, Harvard University Press, 2021.

 

Article publié dans le numéro de mai 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.